2017 11 21 : Peut-on aimer Gauguin ?

En acceptant d’aller visiter l’exposition Gauguin l’alchimiste au Grand Palais j’étais nettement sur la réserve car quand j’étais jeune je n’aimais pas Gauguin. Pourquoi ? En patientant dans la longue file d’attente je m’efforçais de m’en souvenir.

D’abord je n’aimais pas l’homme. J’avais lu une biographie de Van Gogh (d’Henri Perruchot si ma mémoire est bonne) qui ne donnait vraiment pas le beau rôle à Gauguin : c’était un sale type. Mais pourquoi n’appréciais-je pas ses tableaux alors que dès ce jeune âge j’obéissais déjà à la règle de dissocier complètement la personne privée de son œuvre, picturale, plastique, musicale, cinématographique ou autre ?

Il m’est revenu que je n’aimais pas sa production de la période polynésienne avec ses couleurs et compositions que je trouvais d’un exotisme de pacotille et ses personnages féminins toujours dans des poses alanguies ou en tout cas soumises.

D’ailleurs je n’appréciais pas non plus ses toiles de la période bretonne antérieure, car ni les couleurs ni les ambiances ne me semblaient refléter la Bretagne telle que je la connaissais. Par exemple La ronde des petites bretonnes me paraissait avoir été peinte en Provence plutôt qu’à Pont-Aven…

Et puis voilà qu’il y eut l’inévitable buzz, dénomination branchée et internettée des anciens ragoterradoter, de tout et de préférence de n’importe quoi et où n’importe qui peut écrire, déclamer, péremptoirer, imprecarer et finalement s’injurier. Sans le buzz les médias grands publics s’intéressent peu à un évènement qui se déroule sans polémiques.

Le sujet de ce buzz bouse ? Vincent Cassel, qui a interprété Gauguin dans le film Gauguin, voyage à Tahiti d’Edouard Deluc sorti en septembre (et que je n’ai pas vu) est interrogé par la nullissime Léa Salamé dans sa risible émission Stupéfiant ! sur France 2 (quasiment la seule émission culturelle de la télé publique : quelle consternation !).

Et sur quoi porte essentiellement l’entretien ? Sur l’œuvre du peintre ? Mais non voyons : sur le comportement de l’homme qui à Tahiti couchait avec beaucoup de femmes, souvent des adolescentes puisque notamment Teha’amana et ensuite Marie-Rose Vaeoho ses favorites avaient 13 ans.

Scandale ! Scandale ! On devine dans l’attitude de Léa Salamé toute l’indignation vertueuse qu’il convient d’extérioriser contre le pédophile Gauguin, mais aussi contre Edouard Deluc qui a occulté dans son film cet aspect répugnant du personnage. Et lorsque Cassel répond « 13 ans à l’époque, ce n’est peut-être pas 13 ans aujourd’hui. Certes c’était archaïque, c’était complètement fou mais c’était comme ça » il n’excuse pas Gauguin mais cherche à resituer dans le contexte de l’époque, mais on sait déjà à la mimique pincée de Salamé que ça y est le buzz est lancé et effectivement les jours suivants le microcosme médiatique et pseudo-culturel ne parlera plus que de ça…

Mais qu’en est-il ? Historiquement Cassel a raison. A la fin du XIXe siècle, les relations avec de très jeunes filles n’étaient pas un crime et l’attentat à la pudeur sur mineur n’était un délit que si l’enfant avait moins de 13 ans, outre-mer tous les coloniaux esseulés avaient de très jeunes servantes dont ils usaient et aussi abusaient.

Les conceptions et attitudes envers les femmes ont bien évolué depuis et c’est heureux, mais peut-on juger Gauguin pour ses « transgressions » d’hier à la moralité… d’aujourdhui ? Sur sa lancée, Mme Salamé devrait alors dénoncer à la réprobation convenablement générale les films, les dizaines de biographies, (y compris celle d’un prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa), les centaines d’articles ou de documentaires qui ont évoqué Gauguin sans mentionner sa pédophilie.

Quant à la fascination des artistes et écrivains pour le sexe, y compris ses aspects réprouvés aujourd’hui par la morale ou condamnés par le code pénal, a posteriori on allongerait d’interminables listes de suspects et on remplirait des charrettes de coupables. Gide serait à Fresnes pour son commerce avec des ados au Maroc, Montherlant à La Santé pour ses fréquentations de pissotières, Ferré à la prison du Rocher pour sa chanson Petite… Et cela de tous temps. Un seul exemple : à la Renaissance ils furent des dizaines de peintres oh combien dévots à peindre avec délectation des toiles montrant Lot et ses filles, vous savez ce bizarre épisode biblique (Genèse-19-31, mais la Bible en compte tant…) où les deux filles de Lot couchent avec leur père.

Il est également significatif que Gauguin, qui aimait la dispute voire la bagarre avec les autorités constituées, fut inquiété de nombreuses fois par la Gendarmerie, l’Eglise et l’Administration à Tahiti et à Atunoa ; on lui fit plusieurs procès : aucun sous l’incrimination de détournement de mineures, cela ne semblait pas tenu pour un délit.

J’en étais là de mes ratiocinations quand l’avancement de la file me fit entrer dans le musée, nullement convaincu de pestiférer l’homme Gauguin donc, mais pas pour autant réconcilié avec sa peinture…

Sauf que, excusez du peu, mais les évidences absolues s’imposent absolument et en l’occurrence elles m’ont réduit au silence et au repentir, penaud d’avoir été si stupide dans mes jugements de jeunesse sur Gauguin. Comment mieux dire ? Je ne suis en général pas capable de traduire en mots le choc des tableaux ; je ne dis pas le choc des photos car, une fois de plus, je vérifiai la considérable distance sensitive et émotionnelle qui sépare la contemplation directe d’une œuvre de sa vision en reproduction photographique, si soignée soit elle.

Alors je ressortis du Grand Palais avec ce sentiment que je vous livre : on peut ne pas aimer Gauguin, sale type sans vrais amis, satrape à la libido outrée, médiocre ethnologue qui malgré sa sensibilité n’avait pas fusionné en profondeur avec la culture polynésienne, piètre politique qui malgré son anarchisme anticlérical n’avait pas mesuré les ravages du colonialisme épaulé par l’armée et par l’Eglise. Mais ne pas admirer ses tableaux, ce n’est pas possible…

21 novembre 2017