Il faut que je l’avoue tôt ou tard, alors ce sera maintenant : je suis toxicomane. Oh depuis longtemps : 1985. L’accoutumance a fait son œuvre et je suis devenu addict, malgré tous mes efforts de sevrage je ne peux m’en passer.
Ce n’est pas une drogue douce, mais une drogue dure avec peut-être, je me refuse d’y songer lucidement, des effets délétères et irréversibles sur le vivre sain et le penser sain (comme on cause aujourd’hui). Mais qui puis-je ? Aucun traitement n’existe pour se défaire de ce mal et pire encore il est en vente libre, dans nombre de commerces de quartier et même à la FNAC.
Je vous donne le nom commun de cette substance satanique : Cioran. De son nom scientifique DCI complet E.M. Emil Cioran. Un poison d’origine valaque, introduit en France au début des années 1950 en provenance de Roumanie. Ce toxique était commercialisé sans même dissimuler ses conséquences : Précis de décomposition.
Mais au nombre des contre-indications qu’on pouvait lire, écrites en petit sur sa notice, il y avait des effets indésirables sévères : nationalisme, xénophobie, antisémitisme véhément, accoutumance à Doriot ; mais heureusement inconvénients iatrogènes dont il s’exonèrera ensuite. Errements en vérité fréquents dans notre pharmacopée littéraire.
Si bien qu’on pourrait presqu’alors blanchir l’écrivain (puisque vous l’aurez deviné, ces idées au gramme sont les pensées d’un littérateur un peu dévoyé).
C’est par son premier bouquin en français, ce Précis de décomposition publié en 1949, que je m’y suis accoutumé. Parce que le style était clair, nerveux, les idées exprimées avec vigueur sans répugner aux paradoxes ni aux aphorismes, dans la tradition des moralistes de notre âge classique dont ce Roumain semblait un proche parent. D’ailleurs le livre reçu un accueil élogieux et quand je le lus je tombai sous son charme vénéneux.
Cioran qui s’acclimata à la France au point de fréquenter le meilleur de notre monde littéraire, mais aussi hélas quelques personnages répugnants (en tout cas à notre connaissance d’aujourd’hui) comme Lucien Rebatet et Gabriel Matzneff.
Peu importe : seule l’œuvre compte et elle est passionnante dans son pessimisme désabusé, son ironie amère et sa lucidité caustique.
A le lire attentivement on découvre d’ailleurs que lui-même était attristé de ne pouvoir proposer une philosophie ni même des pensées pascaliennes, plus positives. Il dira non sans affectation « J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès. »
Succès sans doute mais refus des honneurs et des avantages : il vécut toujours pauvrement.
Par exemple, l’ancien professionnel de santé que je fus ne put lire sans l’applaudir son observation bien peu partagée puisqu’on nous refuse encore et toujours l’euthanasie : « Impossible de dialoguer avec la douleur physique » [1].
Je pense avoir lu toutes ses œuvres. Consécration suprême il entra dans La Pléiade en 2011. Mais une fois encore, elle fit subir à Cioran ce qu’elle inflige de plus en plus souvent à des écrivains majeurs : contaminée par le mercantilisme, elle écarta du recueil de ses Œuvres nombre de ses ouvrages, dont deux livres importants : Sur les cimes du désespoir de 1934 et Anthologie du portrait de 1994 ; sans doute pour « l’optimiser » commercialement en un seul volume de 1 600 pages ; mais alors Œuvres choisies eût été un titre correspondant réellement au contenu et donc plus honnête.
2 mai 2016
[1] Cioran, Aveux et anathèmes, Œuvres, bibliothèque de la Pléiade, page 1059.