Je me méfie des disques « récital », assemblage de pièces de divers auteurs exécutées par le même interprète ou la même formation. Le plus souvent, ces morceaux sont réunis autour d’un thème qui donne son sens voire son intitulé au disque. Mais la cohésion de tels montages me convainc rarement : soit parce qu’autour du thème invoqué on aurait pu tout aussi bien, voire mieux, réunir d’autres pièces ; soit parce que l’audace ou l’innovation en est exclue ; et quelquefois – et de plus en plus souvent – parce que l’argument musical dissimule mal une opération commerciale.
Il s’agit alors d’offrir (pardon ! de vendre) un produit culturel soigneusement calibré pour un marché minutieusement calculé (généralement lors les fêtes de fin d’année ou à l’occasion de centenaires, bicentenaires et autres anniversaires d’un évènement ou de la naissance ou de la mort d’un compositeur).
Mais dès la première écoute, le dernier (et seulement troisième) album de Khatia Buniatishvili, Motherland, a balayé mes préventions. Et en quinze jours, dix, que dis-je ? vingt auditions, laissent entiers à mon oreille les mystères quasi-miraculeux de ce disque composite.
D’où vient l’inspiration d’une telle réussite ? Bien sûr, nous sommes mis sur la piste par le titre Motherland et la dédicace explicite de Khatia à sa mère Natalie. Si, comme je le pense peut-être à tort, Natalie n’est pas seulement la dédicataire du recueil, mais est aussi à l’origine des choix et de leur harmonie générale, par les goûts et les préférences qu’elle a transmis à sa fille… alors je comprends mieux le talent pour tout dire invraisemblable de Khatia, extraordinaire de maturité et de sûreté pour son âge. Elle a reçu non seulement le don naturel d’un génie pianistique rare, mais aussi le bonheur insigne d’une mère à la sensibilité musicale hors du commun.
Motherland ? Titre difficile à traduire en français. Le pays de ma mère serait plat, et inexact puisque la majorité des titres proposés se rapportent à des compositeurs qui ne sont pas géorgiens et n’évoquent pas la Géorgie. L’ensemble serait plutôt un hommage à l’Europe, tant malmenée actuellement, mais la magnifique Europe de la culture et de l’esprit : Bach, Mendelssohn, Brahms évoquent l’Allemagne ; Tchaïkovski et Scriabine la Russie ; Domenico Scarlatti est italo-espagnol ; Haendel est anglo-saxon ; Liszt austro-hongrois ; Ligeti roumano-hongrois ; Dvorak tchèque ; Chopin polonais ; Grieg norvégien ; Pärt estonien ; Debussy et Ravel français… Seul Giya Kancheli et un chant traditionnel se rapportent à la Géorgie (transcrits pour le piano par Khatia, qui révèle ainsi que son talent dépasse les limites de l’interprétation).
Alors Motherland : la patrie ? A l’instar des langues germaniques qui la désignent par Vaterland (déjà, appréciez la différence : le pays de la mère n’est-il pas plus doux et paisible que le pays du père… et de ses armées ?). Mais non, je crois qu’il faudrait traduire plutôt par le domaine de ma mère, son royaume, son atmosphère, son héritage.
Au-delà de cette filiation spéculative, que dire de pertinent sur cet album pour en décrire l’équilibre féerique, entre douceur et vivacité, nostalgie et joie, légèreté et profondeur ?
Sinon, mais je rabâche, qu’il vous faut absolument découvrir Khatia et constater par ce disque qu’elle est bien davantage que ce à quoi certains compliments pourraient la cantonner. Une technicienne virtuose hors pair ? Certes, mais la plupart des pièces ici réunies ne présentent sans doute pas de difficultés techniques redoutables et c’est donc uniquement son jeu, son toucher, sa compréhension de l’œuvre qui font la différence. Une romantique ? Sans doute, puisque ses deux premiers albums furent consacrés à Chopin et Liszt. Mais pas seulement, puisque nombre des morceaux composant celui-ci ne ressortissent pas du répertoire romantique.
Je me suis livré (c’est ma manie !) à une écoute comparative. Elle m’a conforté dans mon admiration pour cette pianiste de 27 ans qui atteint la maturité expressive et l’intériorisation des œuvres telles que seuls les plus grands pianistes (plus modestement : mes préférés parmi ceux que je connais !) possédaient… mais au double de son âge : Sokolov, Pollini, Richter ou Austbø.
Pour conclure, j’évoquerai une pièce où j’ai cru deviner l’un des sentiments profonds de Khatia la Géorgienne, au-delà de son amour de la musique qui n’est évidemment un secret pour personne : elle nous livre une transcription de Vaguiorko ma, chant traditionnel de son pays. Ce pourrait être folklorique, bucolique, charmant… Ce l’est, mais c’est aussi davantage : dans la deuxième moitié le chant devient farouche, indomptable ; et j’ai cru entendre là en quintessence la fierté irréductible et invincible de ce petit pays de 5 millions d’âmes, de tout temps brutalisé par les Perses, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Mongols, les Turcs et plus récemment occupé puis en partie démembré par le despotisme grand-russe.
Traditionel Géorgien – Vaguiorko ma – Khatia Buniatishvili
3 juin 2014