Edito DH n° 108 septembre 2006 : Derniers feux

Me trouvant, voici quelques semaines, à un excellent congrès d’excellents hospitaliers, de ceux qui occupent les places de représentation et portent les « grandes voix » de la profession (le lecteur se tromperait en cherchant ici quelque ironie de ma part) je fus soudainement frappé, sinon d’une vision ou d’une intuition fulgurante, mais tout bêtement d’une évidence : 80 % des personnes qui étaient présentes dans la salle quitteraient l’activité dans les 10 ans.

Evidemment, cette projection purement arithmétique m’était déjà connue ; mais je constatais une fois encore qu’on peut avoir intellectuellement enregistré un fait sans pour autant avoir intégré ses tenants, ses aboutissants et surtout sans avoir commencé d’arrêter la moindre disposition opérationnelle pour en maîtriser les conséquences.

Ces mutations générationnelles sont par définition historiquement récurrentes et identifiées, tous les 25 ou 30 ans. Pour s’en tenir à l’après-guerre, deux générations d’hospitaliers se seront distinguées. La première, celles des reconstructeurs de nos grands hôpitaux actuels, fondateurs simultanément de la médecine plein temps et de la fonction de direction. La deuxième, celle des gestionnaires persuadés d’ouvrir nos institutions à l’avènement de la rationalité et de la méritocratie, susceptibles à elles deux de dépasser à la fois l’empirisme ante-ENSP et le mandarinat….

Voici donc qu’une nouvelle cohorte va prendre la relève : rien de nouveau sous le soleil ? Voire… Car deux paramètres inédits marqueront cette fois-ci, me semble-t-il, le passage de relais entre cette génération qui achève son cursus (la mienne) et la suivante :

Ÿ Le caractère massif et non linéaire des départs, d’une part à cause du baby boom qui a gonflé notre classe d’âge, d’autre part en raison des forts recrutements des années 70 pour constituer des équipes médicales et administratives sans commune mesure avec les précédentes. Combien d’établissements où j’étais invité ces derniers temps m’indiquaient qu’ils vont voir partir, en quelques années, plus de la moitié de leurs praticiens et cadres…

Ÿ Cette phase de bouleversement va survenir dans un contexte de crise idéologique des notions de service public, d’établissement public et de statuts publics. Que d’incertitudes, flottements et hésitations sur leur contenu, leurs limites, leur périmètre ! Et sur leur pérennité dans une Union européenne qui constituera un jour, forcément, l’espace unique où se déploieront les politiques sanitaires et hospitalières.

Alors ? Il faudra évidemment – le plus tôt sera le mieux – anticiper cette transition et l’organiser. On s’est bien donné la peine, un peu disproportionnée et a posteriori ridicule, de mettre sur le pied de guerre tout un dispositif de « passage à l’an 2000 ». Il serait là sans doute bien plus judicieux de préparer un accompagnement au « passage à la 3e génération ». Faut-il laisser les autorités ministérielles l’organiser ? Certainement pas : nos instances représentatives hospitalières doivent s’en emparer et d’abord en définir quelques idées de principe.

Eviter, bien sûr, de s’engager dans un tutorat paternaliste. Ne pas se fourvoyer dans la sotte (et bien illusoire) ambition qu’on pourrait rédiger à la place de nos successeurs leur « feuille de route », pour utiliser un terme galvaudé. Donc, ne certainement pas leur tracer un chemin balisé, alors que l’avenir incertain est plus ouvert que jamais.

Ne pas ratiociner ni pontifier, mais simplement raconter notre apprentissage, lentement et péniblement consolidé, riche autant de nos réalisations que de nos expériences moins concluantes. Pour leur rappeler qu’il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant, selon l’heureuse formule d’André Gide. Tenter de transmettre à la génération qui s’avance, non des secrets, recettes et tours de main, mais la simple et relative vérité du témoignage. Et cette compréhension si lente à venir : quand on débute, les réalités immédiates semblent tellement triviales, banales, parfois décevantes, qu’on croit qu’il faut aller rechercher « plus loin » la compétence et l’efficience, dans la complexité et la sophistication des théories ; alors que la maîtrise des secondes n’est rien sans la patiente fréquentation des premières…

Derniers feux ? Ne nous prenons pas pour des phares mais partageons nos quelques lumières.