C’était le 28 mars au soir, à Gaveau, cette vénérable salle de concert qui mériterait d’être un peu rafraichie et rénovée. Mais aucun des spectateurs ne semblait chagriné par ce cadre décrépi et la plupart paraissaient à première vue, et cela se confirmera par les réactions au fil du concert, un peu plus qu’ordinairement décontractés et authentiquement amoureux de belle musique.
Rien d’étonnant car ils venaient comme moi entendre Gilles Apap au violon et Itamar Golan au piano.
Deux interprètes hors norme, comme il s’en fait trop peu, qui savent faire vibrer une musique classique soigneusement choisie et vigoureusement dépoussiérée, mais qui aussi s’amusent à mêler le répertoire traditionnel et les « musiques du monde » avec un brio, une virtuosité et une finesse qui en remontrent à d’autres vedettes engoncées dans leur statut de grands musiciens.
En attestait d’emblée le programme : d’abord un peu de Bartok, puis une sonate pour violon et piano de Janáček, le scherzo de la sonate F-A-E de Brahms, trois Préludes de Gershwin arrangés pour violon et piano, quelques airs irlandais, un duo concertant de Stravinsky, et encore quelques danses roumaines de Bartok.
A ce moment là du concert, je me disais qu’on ne les voit pas assez souvent en France ces diables de musiciens ; surtout Gilles Apap qui vit depuis plus de quinze ans aux USA. Et quand il revient sur le vieux continent c’est souvent pour accomplir des tournées en Suisse, en Italie, en Turquie, en Autriche, aux Pays-Bas, en Suède, en Irlande, en Allemagne.
Bartok : danse roumaine
Rançon du succès dans ces pays qui le réclament, rançon de nos conservatismes académiques qui n’ont pas réservé à Gilles, dans les années 90, l’accueil qu’il méritait, malgré l’estime de Yehudi Menuhin et un beau documentaire de Bruno Monsaingeon.
Mais lorsque Gilles Apap déclara que c’était le dernier morceau, je compris qu’il y avait un loup en voyant Itamar Golan se marrer doucement. Et effectivement, avant même que se déclenchent les applaudissements pour réclamer des bis, voilà Gilles qui revient « avec des amis » … et quels amis : Lina Bossatti et Marcel Azzola !
Les gens de ma génération connaissent sans doute Marcel Azzola, le meilleur des accordéonistes des années 60, qui en comptaient beaucoup d’excellents et beaucoup de mauvais. Si je vous dis qu’il a accompagné Piaf, Montand, Brel, Barbara, Mouloudji, vous devinerez qu’il a un certain âge ; effectivement, 91 ans qu’il ne fait vraiment pas ! Si je vous dis qu’il a joué avec Stéphane Grappelli et interprété la musique d’une centaine de films, vous conviendrez que M. Marcel n’est pas n’importe qui.
Quant à Lina Bossatti, dont je ne vous dirai évidemment pas l’âge mais qui est une jeunette d’au moins dix ans la cadette de Marcel, elle joue au piano à ses côtés depuis les années 60 et ils ont enregistré nombre de disques ensemble.
Alors d’entendre ce trio Apap – Bossatti – Azzola nous gratifier d’une magnifique « surprise » de troisième partie du concert, reprenant des airs que chacun connaît, avait quelque chose de féérique.
Marcel Azzola et Lina Bossati : L’accordéoniste
Non pas en tant que ce « moment d’émotion » que tout programmateur avisé et roublard sait désormais glisser dans chaque spectacle vivant ou émission télévisée, ce qui finit par montrer les ficelles racoleuses de ce métier.
Mais simplement parce qu’à les entendre, à les voir, à les admirer, ces artistes, on ressentait presque violemment que la musique est une extraordinaire jouvence qui gomme les écarts de générations et se moque des compartimentages en genres, des cloisonnements et des hiérarchies.
Que la musique tisse un lien d’amitié magique qui joint intimement mais sans pathos ni impudeur des individus aux parcours très différents dont les personnalités le sont sans doute tout autant.
31 mars 2018
Jacques Brel 1967 : Vesoul – Marcel Azzola à l’accordéon