Un précédent qui aurait dû faire réfléchir…
Face au sida, on se souvient des difficultés rencontrées par la plupart des pays d’Afrique dans les années 1990. Bref rappel historique :
L’Organisation mondiale du commerce est créée en 1994, mais la spécificité du médicament n’y est pas alors évoquée. C’est deux ans plus tard, en 1996, que la Xe Conférence internationale sur le sida à Vancouver prend connaissance par communications officielles de l’efficacité des multithérapies utilisant les antiprotéases (ARV). Efficacité spectaculaire : par exemple, après un an seulement d’utilisation des ARV, la baisse des décès atteint 80 % à l’AP-HP.
Sauf que, déjà à l’époque… 70 % des cas de sida se situent en Afrique subsaharienne. Lors de la conférence internationale sur le sida suivante, en 1998, la question des patients africains fait donc irruption dans les débats.
Des négociations s’engagent : le Sénégal conclut un accord avec cinq laboratoires pharmaceutiques détenteurs de brevets, pour un coût final aux patients diminué de 90 %. Puis la Côte d’Ivoire et l’Ouganda proposent un protocole d’accès aux multithérapies antirétrovirales avec l’assistance technique du Programme commun des Nations Unies sur le sida (onusida créé en 1997) et de laboratoires pharmaceutiques. D’autres pays, comme le Cameroun, ont adopté une stratégie fondée sur un partenariat avec des laboratoires d’Afrique du Sud, d’Inde et du Brésil, fabriquant des génériques considérés comme piratés par les détenteurs des brevets.
Une forte mobilisation internationale, menée notamment par les ONG (MSF entre autres), va faire évoluer le contexte. La pression exercée sur les grandes firmes pharmaceutiques va culminer en 2001. Les 39 laboratoires qui avaient déposé une plainte contre l’Afrique du Sud et le Brésil la retirent. L’alliance délibérée ou objective entre états africains, ONG, associations locales, génériqueurs, va déboucher sur un compromis : utilisation tolérée de copies et baisse des prix des médicaments brevetés.
Les firmes pharmaceutiques, pour masquer leur préoccupation uniquement lucrative, s’abritèrent derrière un prétexte d’efficience : ces pays d’Afrique, trop pauvres pour se payer leurs ARV, n’étaient de toute façon pas prêts en termes de structures de santé à les utiliser convenablement. Et il se trouva des médecins pour soutenir ce point de vue ! Lequel ne résista pas à l’épreuve des faits : dès que les ARV furent accessibles, et malgré l’incidence défavorable des comportements sexuels à risque (traditions, religions, information), depuis 2005, les décès et les nouvelles contaminations ont diminué de 39 %.
Ainsi, l’une des situations les plus tragiques, en Afrique du Sud, pays qui resta jusqu’en 2005 dans le déni sous la présidence de Thabo Mbeki, aura néanmoins gagné six ans d’espérance de vie grâce aux ARV, passant de 54 ans en 2005 à 60 ans en 2011. Et ce pays lance, en avril 2013, un programme avec trois laboratoires pharmaceutiques pour simplifier les traitements et réduire à nouveau le coût avec comme objectif de prendre en charge 2,5 millions de personnes supplémentaires en deux ans et d’éradiquer totalement la transmission mère-enfants.
On croyait que cet épisode scandaleux du rapport de force Nord – Sud, pays riches contre pays pauvres, bénéfices des grandes firmes contre santé publique, pouvait être rangé définitivement au rayon des souvenirs honteux…
Mais la mentalité impérialiste ne subsiste-t-elle pas ?
Car on ne peut s’empêcher d’éprouver ces derniers jours un gros malaise :
Face à l’épidémie Ebola, qui se propage rapidement en Afrique de l’Ouest, les USA ont rapatrié deux nationaux pour les soigner chez eux, ce qui est compréhensible, et les faire bénéficier d’une molécule expérimentale non encore validée, ce qui peut être tenu pour une prise de risque parfaitement admissible s’agissant de personnes en danger de mort.
Mais le 6 août, le président Barack Obama juge prématuré d’utiliser ce médicament expérimental pour traiter les personnes touchées en Afrique. « Je pense que nous devons laisser la science nous guider. Et je ne pense pas que nous ayons toutes les informations pour déterminer si ce médicament est efficace ».
M. Obama sortait de trois jours de rencontres avec une quarantaine de chefs d’Etat d’Afrique. Leur avait-il fait part de ce refus ? La diplomatie n’est pas bavarde… On sait toutefois que le ministre de la santé du Nigeria avait peu avant pris contact avec les autorités sanitaires américaines du CDC pour bénéficier de ce traitement, alors qu’une infirmière a succombé à Lagos.
On apprend également que l’OMS a annoncé qu’elle va saisir un comité d’éthique de l’éventuelle utilisation de ce traitement. Ce qui veut dire, en clair, qu’aucun comité d’éthique national ou international n’a encore statué… Et donc que le président de la première puissance mondiale se permet, sans mandat ni avis supranational, de décider de ce qu’il convient de faire, non seulement pour son pays, ce qui serait légitime, mais pour les pays concernés !
Attitude d’ailleurs contradictoire, direz-vous, puisque M. Obama accepte de prendre un risque mesuré pour son pays et deux malades, mais que pour l’Afrique et des milliers de malades il ne veut pas le prendre encore…
Sauf que M. Obama avait tout prêt un argumentaire. Invoqua-t-il des difficultés techniques pour produire ce médicament rapidement à large échelle ? Non : « Le virus Ebola, aujourd’hui comme par le passé, peut être jugulé si vous disposez d’une structure sanitaire publique solide ». Or les pays africains touchés par l’épidémie doivent « avant tout reconnaître que leurs systèmes de santé ont été dépassés car ils n’ont pas été en mesure d’identifier la maladie et d’isoler les patients assez rapidement ». Presque les arguments des firmes de 2005 !
Si ce n’est pas une rémanence de l’impérialisme, en pensées et en actes, et dans le domaine le plus grave, celui de la vie et de la mort de milliers de gens, qu’est-ce alors ?
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