Quand j’étais ado, à la fin des années 60, j’admirais déjà Baudelaire.
Toutefois ‑ mais cela n’atténuait pas beaucoup cette ferveur ‑ je partageais un regret alors répandu : Baudelaire n’était pas « engagé » comme le furent Hugo, Zola puis Péguy, puis Aragon.
Il ne professait pas une foi dévote dans un avenir meilleur porté inéluctablement par la mécanique irrésistible du « progrès », progrès scientifique et technique. Il ressemblait sur ce point un peu à ses contemporains Flaubert et Maupassant, considérés pour cela comme conservateurs ou, plus grave encore, comme « apolitiques ».
Certes on pardonnait à Baudelaire, mais moins qu’à ces derniers, car lui s’élevait férocement contre cette idéologie technicienne et progressiste…
Néanmoins 60 ans ont passé et j’en viens à lui donner raison. Je suis pourtant plus anticapitaliste que je ne l’ai jamais été… mais c’est pour cela même que je comprends et approuve Baudelaire.
Car enfin, le scientisme productiviste nous a conduit… là où nous en sommes : en train de détruire avec entrain, sinon la planète (qui en a vu d’autres), en tout cas de nombreuses espèces végétales et animales, dont la nôtre.
Notre démocratie formelle a-t-elle vaincu les inégalités sociales ? En grandeur absolue sans doute, par rapport au volume de la production nationale et mondiale ; mais relativement, entre riches et pauvres, on en est resté mondialement aux écarts des années… 1850 ! [1]
Notre démocratie qui devait servir d’exemple universel accoucha des totalitarismes les plus épouvantables que l’histoire ait connu.
La création d’instances internationales grandioses pour réguler les nationalismes et les conflits : ONU, UNICEF, UNESCO, OMC, CPI, CIJ, UE… les a-t-elle vraiment apaisés ?
Les rivalités économiques et politiques s’exacerbent. Les guerres, pseudo-idéologiques hier, pseudo-religieuses aujourd’hui, en sont le résultat infâme ayant provoqué des centaines de millions de morts.
Et la honte du colonialisme qui a hypocritement aboli et remplacé l’esclavagisme, avec les mêmes visées, mieux camouflées, de voler les peuples pauvres, m’est-il nécessaire de l’évoquer ?
Quant aux désastres dans l’ordre culturel, il faudrait évoquer tant et tant de réalisations laides, ineptes ou hermétiques, d’évènementiels débiles, de désacralisation de tous les arts par le fric.
Seul, dans certains pays, le système éducatif oppose une résistance au fléau mercantile, là où les enseignants opposent leurs principes d’enseignement aux exigences triviales de l’apprentissage… Ce qui leur vaut d’être traités d’attardés ou d’immobilistes par les idolâtres des challenges et de la performance mesurée aux seuls dividendes sonnants et trébuchants.
En premier temps, l’élaboration parfaite de la démocratie britannique servit de moteur au Royaume Uni pour asservir des millions d’hommes dans le monde et commettre des millions de forfaits pour asseoir son empire avant que de rendre les armes contraint et forcé. Churchill fut un admirable adversaire du nazisme mais inventa les bombardements de masse qui firent des millions de victimes en Allemagne (Hambourg 45 000 morts, vingt-cinq fois Guernica) et donc perfectionna le terrorisme et les crimes de guerre.
Goering, l’un des pères de la Shoah, fut un amateur d’art passionné et subtil.
Mao Zedong qui libéra son peuple pour ensuite le laisser périr par millions, fut un délicat poète des Cent fleurs. Staline, les nuits où il signait de longues listes d’exécutions (c’est-à-dire toutes les nuits) se plongeait avec ravissement dans les concertos de Mozart.
Cette civilisation développa avec une ambition grandiose la métallurgie pour sublimer les canons hachoirs de chair humaine, comme la science explosive d’un Alfred Nobel, qui n’est plus connu aujourd’hui que pour ses Prix, notamment celui de la Paix.
Que penser de l’humanité de Roosevelt et Truman qui, pour épargner quelques dizaines de milliers de GI’s décidèrent froidement l’assassinat en deux éclairs de trois cent mille civils Japonais ?
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Baudelaire le pressentait, qui vitupérait contre ce « progrès » et tentait de nous faire regarder en face ces siamois indissociables : la beauté et le mal, les fleurs et les horreurs, les atours et les hardes de ce monde qu’il détestait. Nous célébrons Baudelaire au plan culturel et esthétique, jamais au plan politique.

Seul peut-être Jaurès, qui 60 ans après la disparition de Baudelaire, nous alerta (cela lui valut deux balles dans la peau) sur les perspectives effroyables ouvertes par la technologique dans sa déclinaison militaire. La plus épouvantable boucherie du XXe siècle débuta par le sacrifice symbolique de ce pauvre Péguy, qui y croyait, lui, à la beauté de notre nationalisme…
Les mises en gardes de Baudelaire, qui pressentait cette évolution, confusément peut-être mais plus lucidement que ses naïfs contemporains, furent innombrables. Et je parviens enfin aujourd’hui à les comprendre et y adhérer.
2 avril 2021
[1] Qui ne me croit lira avec profit les très importants et volumineux travaux de Thomas Piketty 
