2020 08 15 : Charles Cros, poète du corps féminin

Il est des sujets qu’a mon avis la littérature peine à aborder. En tout cas quand elle s’y hasarde, elle me convainc rarement : l’érotisme par exemple.

Parce qu’évoquer par les mots une jouissance sensuelle, corporelle, est un peu une gageure. J’en pense autant des évocations des plaisirs gustatifs de la table et du vin. Je ne vise évidemment pas ici les manuels pratiques, techniques, encyclopédiques, scientifiques, qui répondent à une autre fonction que littéraire ; car il est utile, pour bien débuter dans la vie et éviter mésaventures ou impasses, de lire tôt, puis réviser ensuite régulièrement, de bons ouvrages de sexologie, comme de cuisine ou d’œnologie.

Mais le sexe sous l’angle littéraire, lorsqu’il constitue le « plat de résistance » d’un roman ou d’un recueil de lettres ou poèmes, diable !

Mes tentatives de jeune lecteur ne furent pas concluantes ; les livres qu’on m’avait conseillés ou que je dénichais chez des libraires roublards ou audacieux (car dans les années 60 la censure, le saviez-vous, sévissait encore !), ces livres donc me tombaient des mains. Je ne parvins à lire plus de 50 pages du « divin » marquis de Sade qui pourtant 20 ans après prit rang dans La Pléiade ; Restif de La Bretonne m’ennuya ; malgré mon immense affection pour Apollinaire je ne pus terminer Les Onze Mille Verges ; je laissai Georges Bataille à ses fantasmes… et même les Contes du grand La Fontaine, je ne pus jamais les placer aussi haut que ses Fables.

J’évoque ici les auteurs mâles, si ennuyeux à marier le mot avec la chose ; mais c’est eux qui longtemps tinrent le haut du pavé (et donc la chronique littéraire) de la poésie légère et de la prose licencieuse.

Quant aux plumes féminines ? Tout simplement ignorées ou dédaignées, jusqu’il y a peu. Deux exemples en passant : Colette ? On nous l’enseignait pour ses écrits régionalistes ou sur ses chats, alors que ses pages érotiques sont d’une subtilité rare pour l’époque. Anaïs Nin ? Elle ne fut vraiment reconnue qu’au début des années 2000 alors que ses journaux, récits et nouvelles sur l’amour sexuel sont des merveilles de finesse, de liberté et de grâce (tandis que je ne supporte pas trois pages des descriptions de gymnastique copulatoire d’un de ses compagnons, Henry Miller). Mais cette muse érotique mérite pour elle seule un écrit que je produirai peut-être un jour d’inspiration.

Cependant, dès mon adolescence, avant même d’être totalement pubère et initié aux délices de la chose, un écrivain érotique mâle m’était l’exception, que je lisais avec passion et émotion. D’abord parce que c’était de la poésie, mon point faible ; ensuite parce qu’il était rebelle, contestataire et communard, ce qui ne pouvait que me plaire. Mais aussi parce que la multiplicité des dons de Charles Cros me fascinait : en 1867 il élabore un prototype de télégraphe automatique ; deux ans plus tard, il met au point un procédé de photographie en couleur qui fonde la technique actuelle de trichromie. Et sait-on encore qu’il inventa en 1877 le principe du phonographe et du disque, dont Edison lui souffla le brevet sous le nez ? Voilà pourquoi les Grands prix du disque de l’Académie portent son nom.

Alors son œuvre poétique ? Elle tient pour l’essentiel dans deux recueils, qu’on trouve dans la collection Poésie/Gallimard : Le Coffret de santal publié en 1873, et Le Collier de griffes, paru à titre posthume en 1908.

Dans ces deux recueils une très forte part des 200 poèmes célèbrent la beauté féminine, le corps de la femme, son esprit et ses talents de séduction érotique. Cela dans un style, un ton, une délicatesse incroyablement accordés aux sentiments actuels. Je ne saurais les citer tous, bien trop nombreux.

En voici un cependant [1], qui entra tellement en résonance avec la volonté d’émancipation amoureuse des années 1960 qu’il fut mis en chanson par Jean-Max Rivière & Yanis Spanos en 1962 et connut un bon succès dans le public, délicieusement interprétée il est vrai par Brigitte Bardot :

Sidonie a plus d’un amant,
C’est une chose bien connue
Qu’elle avoue, elle, fièrement.
Sidonie a plus d’un amant
Parce que, pour elle, être nue
Est son plus charmant vêtement.
C’est une chose bien connue,
Sidonie a plus d’un amant.

Elle en prend à ses cheveux blonds
Comme, à sa toile, l’araignée
Prend les mouches et les frelons.
Elle en prend à ses cheveux blonds.
Vers sa prunelle ensoleillée,
Ils volent, pauvres papillons,
Comme, à sa toile l’araignée,
Elle en prend à ses cheveux blonds.

Elle en attrape avec les dents
Quand le rire entr’ouvre sa bouche
Et dévore les imprudents.
Elle en attrape avec les dents.
Sa bouche, quand elle se couche,
Reste rose et ses dents dedans.
Quand le rire entr’ouvre sa bouche
Elle en attrape avec les dents.

Elle les mène par le nez,
Comme fait, dit-on, le crotale
Des oiseaux qu’il a fascinés.
Elle les mène par le nez.
Quand dans une moue elle étale
Sa langue à leurs yeux étonnés,
Comme fait, dit-on, le crotale
Elle les mène par le nez

Sidonie a plus d’un amant,
Qu’on le lui reproche ou l’en loue
Elle s’en moque également.
Sidonie a plus d’un amant.
Aussi, jusqu’à ce qu’on la cloue
Au sapin de l’enterrement,
Qu’on le lui reproche ou l’en loue,
Sidonie aura plus d’un amant.

Et tant d’autres, plus audacieux encore… Ecrire cela en 1873, alors qu’on venait de traîner en justice Baudelaire et Flaubert pour outrages aux bonnes mœurs, il fallait le faire !

Ces poèmes firent-ils scandale ? Non car ils furent tout simplement ignorés… Il fallut attendre les années 1920 pour que Charles Cros le poète soit enfin reconnu comme il le mérite.

15 août 2020

[1] Le Coffret de santalPoésie/Gallimard page 86