2018 12 21 : Mohamed Mbougar Sarr – De purs hommes

L’an passé j’avais lu d’une traite Silence du chœur, roman (ou récit) que le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr situait en Sicile, nous décrivant la rencontre – confrontation entre une soixantaine de migrants et des autochtones qui sont plus ou moins accoutumés à voir arriver sur leurs côtes ce qu’un de nos ministres, commisératif, nommait « la misère du monde ».

Avec De purs hommes, l’auteur situe son roman au Sénégal natal. L’intrigue se noue lorsque Ndéné Gueye jeune universitaire (qui peut-être lui ressemble) découvre, alerté par sa compagne, une vidéo où un groupe d’hommes va au cimetière musulman exhumer le cadavre d’un homme enterré la veille mais qui ne doit, qui ne peut y rester sans outrager la dignité des croyants puisqu’il était góor-jigéen, homosexuel, ou présumé tel.

Progressivement le narrateur, qui est déjà décrit comme allergique à toute hypocrisie, passe d’une curiosité distanciée à une recherche obsessionnelle de la vérité de cet homme. Il va visiter sa mère et le récit qu’il fait de la rencontre est bouleversant de sobriété, lorsque cette femme lui apparaît plongée dans « ce puits de silence, dont elle seule en connaissait le fond tari, où il n’y a que solitude, soif et désir de mourir »  [1].

Mais rapidement, les recherches et les rencontres de témoins de Ndéné créent suspicions et rumeurs à son encontre : n’en serait-il pas un lui aussi ? Même son père, qui a été écarté de la fonction d’imam du quartier parce qu’il a dit en chaire que la seule chose qu’il peut faire pour cet homosexuel malade et pervers est de prier Dieu d’avoir pitié de son âme. Prier pour un pédé ? C’en est encore trop pour l’intégrisme de certains.

Le livre combine récit captivant, images poétiques, langue épurée et réflexion philosophique. J’eus d’ailleurs à ce dernier égard une sensation aussi forte qu’étrange : je crus retrouver les préoccupations morales des grands philosophes d’après guerre que je lisais avec ferveur dans ma jeunesse : pensez, Mohamed Mbougar Sarr ose les mots « lucidité », « assumer », « avancer »… et nous dévoile peu à peu, à travers les hésitations, esquives, reculades de Ndéné, que la fraternité est universelle et qu’elle enjambe les différences, les fossés, les haines.

Et sa conception de la fraternité va au-delà de la compassion gentiment habituelle :

« On l’oublie trop souvent, ou on ne veut pas s’en souvenir : nous sommes liés à la violence, liés par elle les uns aux autres, capables à chaque instant de la commettre, à chaque instant de la subir. Et c’est aussi par ce pacte avec la violence métaphysique que chacun porte en lui, par ce pacte, autant que par tout autre, que nous sommes proches, que nous sommes semblables, que nous sommes des hommes. Je crois à la fraternité par l’amour. Je crois aussi à la fraternité par la violence. » [2]

Mohamed Mbougar Sarr ne juge pas ; son récit décrit imperturbablement une réalité sociale ; il n’est pas dans le discours sociologique ni dans une posture d’indignation vaguement méprisante contre les préjugés de ses frères, alors que nos préjugés n’est-ce pas, la paille et la poutre…

Bref il contrecarre le penchant actuel à l’imprécation et au mépris envers ceux nous croyons être bornés ou arriérés : parce que notre semblable est notre semblable et reste notre semblable, même habité d’abjection et imprégné d’obscurantisme.

21 décembre 2018

[1] page 127

[2] page 125