Depuis dimanche soir, les électeurs qui n’ont voté ni Macron ni Le Pen au 1er tour sont confrontés à un choix de 2ème tour : s’abstenir, voter blanc, voter nul ou voter Macron.
Pendant quatre jours j’ai réfléchi, soupesé, hésité, varié, comme jamais ce ne m’était arrivé pour une élection.
J’ai rapidement écarté certains arguments d’apparence pertinents mais fallacieux :
- Macron = Le Pen, « bonnet et blanc et blanc bonnet » comme disait Duclos en 1969 ; l’extrême finance ne vaut pas mieux que l’extrême droite.
Non. C’est faux.
On a en mémoire les ravages causés dans le monde par la crise financière de 2008 ; on se remémore l’épouvantable bilan humain de la crise de 1929. On reconnaîtra que dans la sinistre comptabilisation des morts des guerres provoquées par le fascisme, le totalitarisme et l’impérialisme capitaliste, les victimes du 3ème ne sont pas moins nombreuses que celles des deux autres.
Mais le fascisme conduit presque toujours à la guerre et l’opposition intérieure ne peut alors l’empêcher car elle est anéantie. Tandis que l’histoire donne bien des exemples où l’opposition a pu, (dans le cadre certes limité de la démocratie parlementaire) conjurer, limiter, faire cesser des guerres. Donc pour moi Le Pen est infiniment plus dangereuse que Macron.
- Le FN n’est pas fasciste ?
Si.
Certes, il ne singe plus, comme à ses débuts, les chemises noires ou brunes, les baudriers et les bottes des nostalgiques morbides du nazisme ou du fascisme italien. Certes, il enjoint soigneusement à son encadrement de respecter, du moins en public, des conventions de langage pour se rendre présentable.
Mais la xénophobie, la haine de tel ou tel bouc émissaire, la diversion de la colère populaire vers des leurres, le nationalisme revanchard, la détestation des intellectuels et des artistes, tout cela signe le fascisme.
- Tactiquement, faire le choix « révolutionnaire » de voter Le Pen, pour qu’elle vienne au pouvoir et s’y carbonise.
« Lever l’hypothèque » comme on disait dans les années 60. Car cette minable roublardise tacticienne n’est pas nouvelle : il est historiquement établi qu’au 2ème tour de 1981, en douce, Chirac fit voter Mitterrand et Marchais fit voter Giscard. On a les précurseurs qu’on mérite. Mais en l’occurrence on prendrait un risque supplémentaire gravissime : après son échec au gouvernement, le FN ne rendra pas le pouvoir aussi facilement qu’un Giscard ou qu’un Mitterrand.
- Voter Macron, c’est mêler sa voix à d’autres venues de la droite conservatrice.
Et alors ? C’est vieux comme la démocratie parlementaire. Analysez la provenance des voix pour Mitterrand au 2ème tour de 1965, 1974 et 1981. Sommes-nous responsables de ce voisinage indésirable ? Un choix doit être jugé pour lui-même.
Et d’ailleurs, notre abstention, vote blanc ou nul se mêlerait encore plus certainement à l’abstention, vote blanc ou nul de gens de droite (Lellouche, Morano, Sens commun, Poisson, Million, Guaino, Fenech…).
- Et ces écologistes arrivistes (dont les noms ne méritent pas d’être cités) qui appellent au vote Macron alors qu’ils n’avaient pas de propos assez méprisants contre Mélenchon ?
Il suffit pourtant de comparer leurs programmes pour voir lequel des deux est le plus écologiste.
D’autres arguments plus solides m’ont fait, non seulement hésiter, mais ont failli m’inciter à les suivre :
- Macron, sous ses habits neufs, n’est qu’un énième avatar de top-model du capitalisme.
Bien vu.
Le capitalisme financier, sa caractéristique principale, sa différence constitutive d’avec les systèmes précédents, est de devoir sans cesse innover, inventer des besoins, des appétits, des modes, et aussi renouveler ses fondés de pouvoir.
Certains comparent Macron à Lecanuet, Balladur, Léotard, Noir… Pour proposer deux typologies plus ressemblantes encore, je vois Kennedy ou Servan-Schreiber : chacun de ces jeunes premiers au physique avantageux conduisit ou proposa des politiques finalement désastreuses.
- Macron sollicite aujourd’hui les voix d’électeurs venant de concurrents qu’il traitait hier par le mépris.
C’est exact.
Il feint d’oublier que le vote Mélenchon (les études post 1er tour le prouvent) a reconquis du terrain sur le FN chez les jeunes, les chômeurs et les ouvriers ; et que sans lui Le Pen était devant Macron au soir du 1er tour.
- Macron ne conduira pas une politique plus sociale que celles de Sarkozy et Hollande.
Certainement et je dirais même plus :
Historiquement, depuis 1980, la France demeura socialement plus modérée que les outrances du néolibéralisme dans d’autres pays. Cette singularité française repose sur la persistance d’une alliance implicite entre classe moyenne et classes populaires. La classe supérieure s’étant exonérée en grande part de sa contribution redistributive, c’est la classe moyenne qui supporte le fardeau de la solidarité avec les plus pauvres.
Mélenchon proposait explicitement de reporter une part de ce fardeau sur les plus riches. Macron, implicitement, veut continuer de ménager les riches, mais simultanément réduire les « charges »… en désarticulant la solidarité nationale historique ; et peu importe à la démocratie libérale que 49 % des citoyens souffrent, dès lors que 51 % des électeurs la soutiennent.
- Le « front républicain » de 2002 a fait la preuve de son inefficacité puisque le FN n’a cessé de monter.
Certainement et je dirais même plus :
L’invocation rituelle et résiduelle des valeurs républicaines, laïques, des droits de l’homme, est cruellement révélatrice, au PS (et chez les élites qui le soutiennent directement ou indirectement) de son incapacité à rénover la pensée progressiste sur tout le champ politique et social : un PS réduit aux acquêts d’une bienfaisance étriquée, un ersatz de care tenant lieu d’une doctrine politique et sociale solide et crédible.
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Pourtant, pourtant, je retiens finalement trois considérations qui me semblent déterminantes :
- La nature fasciste du FN transcende toutes mes opinions sur le caractère oppressif de la finance. La tendance de fond, relisez Piketty, est qu’à la faveur de l’effondrement du concurrent soviétique, du chantage au chômage, du déclin des syndicats, le capitalisme a modifié à son avantage le partage du profit, des revenus et du capital. Mais cette tendance, Le Pen ne la corrigera pas, elle y ajoutera l’oppression politique et sociale.
- Dans un contexte où le libéralisme financier est au pouvoir, les progressistes peuvent lutter, gagner des batailles et obtenir des avancées majeures : l’histoire de la république parlementaire en témoigne. Tandis que sous une domination fasciste, il faut se battre en défensive, pour survivre en tant que force politique voire en tant que personne physique.
- La politique, c’est aussi l’art d’anticiper. Or les années qui viennent seront le théâtre d’une recomposition politique puisque les partis dominants se sont effondrés.
Et j’entrevois une situation asymétrique : si à gauche l’implosion du PS donne l’opportunité au mouvement des Insoumis de développer une force politique neuve sans concurrence sérieuse ; à droite en revanche, l’espace politique de LR deviendra exigu entre En Marche ! et le FN. Sous cette pression, la sociologie et l’idéologie de LR rendraient possible la tentation d’amalgame entre le FN et un gros morceau de LR.
Si cette convergence honteuse survient, quelle sera alors la crédibilité des Insoumis à dénoncer cette alliance brune, s’ils ont eux-mêmes fait défaut au barrage contre Le Pen ? Ils seront rangés dans la poubelle du ni – ni inventé par Sarkozy. Donc faire barrage, si l’on ne se paie pas de mots, ce n’est pas voter nul ou blanc, c’est voter pour le concurrent de Le Pen.
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Je voterai donc MACRON ; sans estime pour le personnage ; sans illusion pour sa politique ; sans grand espoir qu’en cinq ans il atténue les souffrances et angoisses qui nourrissent le vote FN ; sans même espérer rabattre ainsi le caquet des Commandeurs d’opérette qui nous enjoignent depuis quatre jours de voter Macron mais qui, lorsque nous l’aurons fait, continueront à nous accabler d’autres tares (vénézuéliennes, castristes, poutiniennes ou que sais-je encore) alors que leur échoit la faute d’avoir fait monter le FN depuis des années.
En 1936, le PCF pour participer au Front populaire avait inventé la formule « soutien sans participation ». Moi je me résigne envers Macron à un « vote sans soutien » ; ou, pour reprendre une autre formule célèbre, à le soutenir comme la corde soutien le pendu.
Pour finir, j’insiste sur ma difficulté à arrêter mon choix, à un cheveu près, tant celui du vote blanc ou nul m’a paru reposer sur des arguments légitimes. J’y insiste pour inviter les quelques-unes et quelques-uns qui me lisent à ne pas se disputer, à ne pas ostraciser quiconque fera un choix différent. Restons unis, nous avons perdu (de très peu) la bataille du 1er tour, mais nous n’avons pas perdu la guerre citoyenne.
27 avril 2017