2016 09 07 : Racine, en vers et contre tout

Un trait commun me semble se dégager des tragédies de Jean Racine : il retient des sujets dramatiquement scabreux, en total décalage avec le moralisme conformiste de son temps ; mais pour échapper à l’imputation scandaleuse,  il les choisit dans la mythologie gréco-romaine, que sa formation janséniste au grec ancien et au latin lui avait fait connaitre en profondeur.

Mais, dans chacune de ses pièces on décèle une différence foncière.

Les versions grecques et latines d’origine, suivies en cela par les transpositions antérieures à Racine, donnent pour cause première à ces drames épouvantables les conflits entre les dieux, leurs débordements, leur hubris, leurs vengeances réglées par le truchement de misérables humains, marionnettes manipulées de bout en bout.

Tandis que Racine y voit, y montre clairement à qui sait entendre et comprendre, que ces déchainements sont humains, très humains, trop humains. Certes les dieux sont encore évoqués, leurs manigances rappelées pour la forme, pour qu’une censure théologique sourcilleuse ne vienne blâmer sa noire vision de la prédestination, très janséniste, aux antipodes du thomisme triomphant… Et pour que la morale soit sauve, ils convient que ces dérèglements humains subissent le sort que le Ciel doit nécessairement leur infliger… Si bien que Racine est pratiquement obligé de faire périr tous ses héros dévoyés !

Dès sa première tragédie, La Thébaïde, il transpose le conflit mortel entre Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe et leur sœur Antigone, en s’inspirant de l’Antigone de Sophocle et des Phéniciennes d’Euripide.

Andromaque obéit au mêmes mécanismes : Racine semble se fonder sur l’Énéide de Virgile et Andromaque d’Euripide, mais les passions qui font se déchirer Pyrrhus, Andromaque, Oreste et Hermione ne doivent pas grand-chose aux dieux de l’Olympe et c’est la déraison humaine qui conduit au désastre.

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Britannicus nous transporte, non plus dans la mythologie grecque, mais dans l’histoire romaine réelle ; là encore, dans leur folie, haines et turpitudes, Néron, Britannicus, Narcisse, Burrhus, Agrippine et Junie ne sont pas les jouets de dieux mais jouissent et souffrent de leur nature humaine désaxée. Il faut donc là aussi en épilogue que le Ciel les précipite au trépas pour que la vertu paraisse sauve.

Bérénice elle aussi est une péripétie romaine. Mais cet amour triolesque somme toute banal entre Titus, Antiochus et Bérénice, Racine le fait sombrer dans les affres d’un amour absolu et donc absolument tragique… Pour une fois, les héros ne périssent pas à l’acte V, mais sont voués à une douloureuse et définitive séparation.

Bajazet nous éloigne de l’histoire gréco-latine puisque c’est une turquerie. Mais c’est encore une affaire de trio amoureux, entre le beau Bajazet, dont Roxane et Atalide sont rivales et vont donc, cruellement bien sûr, se déchirer. Racine revient à ses actes V favoris, puisque les trois personnages défuntent séparément mais successivement, alla fine, tragediente.

Avec Iphigénie Racine revient à la mythologie grecque, la plus ancienne, la guerre de Troie et ses héros légendaires Agamemnon, Achille, Ulysse, Clytemnestre, Iphigénie et Ériphile. Dans cette intrigue où calculs froids et poisseuses passions s’enchevêtrent, dans un Dallas homérique en quelque sorte, on sera presque déçu finalement du si peu de décès : même Iphigénie sauvera sa peau à l’acte V puisque ce sera Ériphile qui s’immolera elle-même sur l’autel sacrificiel…

Phèdre est à mon avis le sommet de l’art de Racine, car son thème est le plus scabreux de tous : l’amour semi-incestueux éprouvé par Phèdre, femme de Thésée, pour son beau-fils Hippolyte ! Là encore, ce n’est pas le sujet en lui-même qui est scandaleux, après tout Racine n’a fait que transcrire une vieille histoire déjà mise en théâtre par le Grec Euripide vers – 450 av. J.-C. et reprise par le Romain Sénèque vers 50 apr. J.-C…. mais la manière dont il est scénarisé.

On y retrouve en effet la rupture déjà observée : si la mythologie explique les débordements immoraux des hommes et femmes par l’intervention des dieux (Jupiter, Vénus, Mars, Neptune, etc…) qui règlent leurs comptes en utilisant les mortels comme pantins, chez Racine, ce ne sont pas les dieux qui tirent les ficelles des marionnettes mais c’est le torrent de la passion humaine qui va à leur chute.

D’autant que cette passion n’est pas platonique mais très charnelle, même si pour l’époque Racine ne l’évoque que par allusions :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Si ce n’est pas de l’érotisme en langage louis-quatorzième, qu’est-ce alors ?

Vieillissant, Racine revient à sa religiosité de jeunesse et dans Esther abandonne la mythologie pour la Bible. Intrigue pour tout dire un peu faiblarde, nous quittons Dallas pour Les Feux de l’Amour. Au Ve siècle avant notre ère, le peuple Juif étant captif en Babylone, la belle Esther, dont la judéité est secrète, est devenue la préférée du roi Assuérus-Xerxès Ier. Mais voilà-t-il pas que le despote, manipulé par le vil Aman, un Amalécite (ennemis historiques des Juifs), un jaloux du papa d’Esther Mardochée, envisage de génocider les Juifs du royaume. Mais Esther raconte tout à Assuérus auquel elle se dévoile (symboliquement bien sûr) et les voilà sauvés : elle, son papa, les Juifs… Sauf Aman l’Amalécite, car il faut bien sûr un mort à l’acte V : il est donc lynché par le peuple.

Avec sa dernière tragédie Athalie, Racine reste dans la Bible et la dévotion. Mais nous retournons en Juda au IXe siècle av. J.-C pour assister à une habituelle lutte intestine pour le pouvoir du royaume. La cruelle Athalie, veuve du roi, gouverne après avoir éliminé les autres membres de la famille royale et abjuré la religion juive en faveur du culte de Baal. Mais survit Joas, un enfant qu’elle adopte en ignorant que c’est son petit-fils, donc l’héritier légitime du trône. Après quelques péripéties feuilletonesques, Joad le grand-prêtre juif, parvient à renverser Athalie, la fait comme il se doit exécuter à l’acte V et installe Joas en roi de Juda.

J’ironise un peu sur ces intrigues qui ont mal résisté au temps, même si elles reposaient sur des fables et légendes tout aussi simplistes ou rocambolesques, même si ces artifices périmés structurent également nombre de tragédies de Corneille, Shakespeare, Garnier… sans évoquer des auteurs contemporains que par charité (chrétienne !) je ne nommerai pas mais qu’on parvient difficilement à lire crédiblement aujourd’hui.

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Mais ce qui place Jean Racine au-delà de toute critique, dans les sphères de la plus grande littérature, ce qui sublime ses histoires, c’est la langue, superbe : Racine est clairement le plus poète des auteurs dramatiques, à tel point que souvent sa recherche poétique réclame une relecture attentive pour saisir tout le sens des vers.

Racine, l’un de nos plus grands poètes, cela dans un XVIIe siècle poétiquement disgracié, sauf le miraculeux Jean de La Fontaine, car Malherbe et Boileau sont des théoriciens du vers, pas davantage ; et le XVIIIe siècle ne sera pas plus fécond, on n’en retient que Chénier car si l’on apprécie les belles idées de Voltaire dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, c’est de la versification, pas de la poésie.

7 septembre 2016