Edito DH n° 135 novembre-décembre 2010 : Le « care »… et ses carences

Un lecteur m’écrit : « Il devient évident que DH Magazine réserve sa critique et son ironie à la droite et ménage la gauche… Est-ce normal pour une revue professionnelle ? »

Cela fait exactement un siècle que Charles Péguy a réfuté la posture kantienne de la neutralité absolue par le mutisme total : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » Le mirage de l’objectivité journalistique, de plus éloquents que moi l’ont dissipé. Je pourrais encore invoquer le pluralisme des contributions d’auteurs publiées dans ces pages ; mais enfin, je dois répondre pour ce qui me concerne.

Eurêka ! Je viens de trouver le moyen d’apaiser d’un seul coup l’inquiétude de ce lecteur : m’attaquer cette fois à un concept faisant fureur… à gauche.

On le sait, des d’intellectuels de gauche renommés déplorent qu’au PS le laboratoire des idées nouvelles soit en panne. Ce reproche n’est d’ailleurs pas spécialement cruel pour le socialisme français puisque les mêmes reconnaissent que c’est la doctrine sociale-démocrate européenne qui est à bout de souffle…

En avril dernier, surgit alors le care dans le discours de Martine Aubry. Idée neuve ? Outre-Atlantique le mot sinon la chose fut inventé il y a près de trente ans [i]. Que signifie-t-il ? Ses partisans reconnaissent qu’il est difficile à traduire en français, d’autant qu’il a plusieurs acceptions aux USA : soin, souci des autres, sollicitude, dévouement, compassion, etc. On m’objectera qu’un concept équivoque n’est pas forcément pénalisant en politique. Certes.

Martine Aubry parle d’une société du « soin mutuel » ; la crise qui affecte notre Europe serait donc d’abord celle du lien social et de la réciprocité. Au passage, on voit la coquetterie sémantique : « le soin » a une noblesse singulière que n’ont plus les vulgaires « soins » au pluriel. Foutaise ? Nouvel avatar du solidarisme ? Attendez ! Ne jugez pas trop vite. Entendez d’abord l’exégète : « Il existe un désir de donner et une crainte de ne pas recevoir. C’est le salarié qui s’engage dans son entreprise, mais redoute de n’être qu’une variable d’ajustement. C’est l’aide-soignante qui prodigue des soins à domicile, mais dont le statut social n’est pas reconnu. C’est le jeune qui réussit des études difficiles et est contraint de commencer sa vie professionnelle par une succession sans fin de stages. »

Avec le care, il s’agirait de promouvoir une société plus douce que celle qu’incarne un sarkozisme qui n’en a… cure. Le care s’adresserait au citoyen en situation de vulnérabilité, dans une approche individuelle et morale bien éloignée de la lutte des classes et du collectivisme, ces deux épouvantails.

A ceux qui craignent que cette vision peace and love, baba-cool (ou bobo-cool ?) n’escamote les trivialités du rapport de forces et des conditions matérielles d’existence, les zélateurs du care précisent qu’il n’est pas voué à se substituer aux politiques publiques, mais à les compléter. Voire…

Les professionnels de la santé et du social sont en première ligne pour constater les dégâts provoqués sur le tissu social par la frénétique marchandisation des rapports humains (et les causes de cette marchandisation ne sont ni mystérieuses ni nouménales…). Mais les acteurs du médico-social voient aussi qu’émergent nombre d’actions de résistance et de reconstruction des solidarités qui n’attendent pas un maternage. Et ils savent que des structures de santé solides, des institutions sociales fortes, des services publics efficaces, dotés des moyens nécessaires, sont les bases d’une société plus juste.

Alors le care, un simple « airbag social » ‑ comme le pensent certains sociologues ‑ visant non à infléchir la course brutale de la société, mais seulement à amortir ses fracas trop violents ? Ou plutôt un « édredon social », moelleux duvet pour étouffer les révoltes attisées par la crise, la contre-réforme et l’arrogance ?

Jaurès, reviens, ils sont devenus mous !

Mais chut ! Je n’en dirai pas plus, craignant d’épouvanter ce lecteur qu’il s’agissait de rassurer…

Mais si ! La France sait accueillir les étrangers…

A preuve, au Journal officiel du 11 novembre 2010 cet arrêté ministériel :

Art. 1er : Il est créé une « distinction Palace » permettant la reconnaissance d’hôtels présentant des caractéristiques exceptionnelles tenant notamment à leur situation géographique, à leur intérêt historique, esthétique ou patrimonial particulier ainsi qu’aux services qui y sont offerts.

Art. 2 : L’exploitant d’un hôtel déjà classé dans la catégorie cinq étoiles peut demander que la « distinction Palace » lui soit délivrée.

Art. 3 : La procédure de délivrance de la « distinction Palace » comprend une phase d’instruction et une recommandation transmise au ministre par un jury.

Art. 4 : Le jury est composé de personnalités issues du monde des lettres, des arts, de la culture, des médias et des affaires, nommées par le ministre chargé du tourisme.

Vous disiez carences ? En voici déjà une de réparée…

 


[i] En 1982, par Carol Gilligan, dans son livre Une voix différente : pour une éthique du care, prolongé en 1993 par Joan Tronto avec Moral boundaries: a political argument for an ethic of care paru en France (La Découverte) en 2009 sous le titre Un Monde vulnérable