N’allez pas imaginer qu’en cette trêve estivale nous allons ici sous-entendre que nous serions en possession d’informations confidentielles, exclusives et explosives quant à un scandale hospitalier à venir ! Certainement pas. Simplement, le recul qu’on commence à avoir sur l’affligeante affaire d’Outreau oblige à quelques réflexions. Car lorsque, au-delà du contexte et des faits, de leur nature et de leur contenu (ou plutôt, pour la plupart, de leur inexistence et vacuité), on scrute les mécanismes qui ont aiguillé le déraillage judiciaire, les ressorts qui ont déréglé l’horloge médiatique, les turbulences qui ont mis en déroute les fermes mais ductiles autorités administratives, on peut s’inquiéter que les mêmes soient à l’œuvre dans nos institutions.
Quels furent, à Outreau, ces mécanismes ? Pour ne pas risquer ici le ridicule d’une analyse personnelle façon « café du commerce », dans une matière que nous ne connaissons pas, prenons à notre compte modestement celle de la remarquable commission d’enquête parlementaire. Elles a inventorié les éléments constitutifs de ce désastre : la protection due par l’institution s’est transformée en sollicitude sans discernement ; le formalisme des procédures a alimenté les dénonciations ; le magistrat instructeur a franchi la frontière ténue entre la légitime insistance, mue par la volonté d’établir la vérité, et la pression sur l’intéressé, faite pour conforter les hypothèses de travail ; la valorisation excessive du rôle des experts ; l’absence de culture de contrôle au long de la chaine et la presse qui s’est livrée à une médiatisation à charge…
Transposons, cher lecteur, transposons calmement mais lucidement. Lorsqu’une affaire ou pseudo affaire surgira, non pas un pépin ordinaire comme il en survient chaque jour ou presque, inévitablement, dans nos hôpitaux ; mais une très sale affaire, dotée des ingrédients aptes à scandaliser l’opinion, pourra-t-on compter sur tous les directeurs pour assumer, sur tous les praticiens pour faire face, et sur les tutelles, ah les tutelles, pour faire autre chose qu’ouvrir le parapluie plus vite que leur ombre ? Lorsqu’une intrigue bien glauque assemblera, dans un infâme brouet, l’horreur de fait allégués particulièrement révoltants, le dégout moral forcément peu serein, les ombres inquiétantes des comportements pulsionnels et instinctifs, combien tiendront, combien nous défendront ?
D’autant que, plus largement, il y a tout un contexte juridique, politique et social qui nous rend vulnérables :
La prolifération de la loi et du règlement ; dans notre dernier numéro, Pierre-Henri Thoreux rappelait la maxime de Montesquieu pour lequel « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ». Mais si ce n’était qu’affaiblir ! Pire encore, l’amas, le fatras des textes superfétatoires vient parasiter, altérer, étouffer la bonne compréhension puis la mise en action des textes primordiaux.
La capitulation des « leaders d’opinion » et des décideurs devant les bateleurs médiatiques s’est honteusement amplifiée. Même si elle ne date pas d’hier : il y a 20 ans on a moqué, et on moque encore, la phrase d’une infortunée ministre qui se reconnaissait « responsable mais pas coupable ». Car les purs commentateurs aux mains blanches (faute même d’avoir des mains qui travaillent la réalité sociale) considéraient que cette ministre cherchait uniquement à se défausser. Or cette ministre ne faisait que rappeler une distinction classique en droit et connue des juristes ; mais si peu l’ont alors défendue ! Si pour chaque évènement préjudiciable on veut trouver et désigner un coupable plutôt que ne mettre en jeu qu’une responsabilité sans faute, alors la justice, heureusement plus sereine et objective, décevra bien souvent cette soif de vindicte.
La « victimisation », qui tourne à la manie systématique par pure démagogie, serait risible… Sauf que, pour exister, elle a symétriquement besoin de criminels, forcément criminels. Ainsi vient-on récemment de condamner la SNCF pour avoir participé au transport, durant la dernière guerre, des déportés vers les camps de concentration ou d’extermination…
Alors ? Dans combien de jours, de semaines ou de mois, verrons-nous la première condamnation de tel ou tel hôpital psychiatrique pour avoir laissé mourir de faim ses malades entre 1939 et 1945 ?