Une formidable leçon d’intelligence et une étincelante réflexion morale.
L’auteur qui est, rappelons-le, PU-PH, chef du service de médecine interne de Cochin et président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé depuis 1999, évoque d’abord la médicalisation excessive de la société et montre que nombre d’irrésolutions caractéristiques de l’époque ont en commun un refus d’affronter certaines situations, alors que c’est précisément cet affrontement qui structure la constitution de vraies défenses. Au passage, il nous livre une remarque percutante sur la responsabilité de la télévision… dans l’endormissement de nos neuro-transmetteurs !
Quant aux illusions et espoirs de la génétique, il nous alerte : le gène n’explique pas tout. L’aventure humaine, lorsqu’elle est programmée scientifiquement ou normativement, finit toujours dans le désastre. Elle continue à dépendre de chacun de nous, en particulier de notre capacité d’intégrer les différences : ne faisons pas de la génétique une nouvelle genèse. Il n’y a pas loin de la dictature du gène à la dictature politique. La bioéthique finit par être le bras séculier de l’éthique d’une société engluée dans sa propre image scientifique et qui renonce à s’interroger sur le sens d’une présence au monde. Or la réflexion éthique n’est pas « l’airbag » d’une science en folie, elle est la manifestation de ce qui nous fait homme, c’est-à-dire ce qui nous relie et nous oblige, pas ce qui nous isole et nous censure.
Curieuse période que celle où l’homme s’exile de lui-même en croyant atteindre son essence, troquant la fraternité pour la sécurité. La science est là pour défricher, pas pour nous approcher du ciel, qu’il soit religieux ou laïque. Et la recherche de la normalité comme progrès social est terrifiante : c’est dans l’anormal que gît l’espérance d’un futur.
L’auteur rappelle qu’en dépit des progrès enregistrés ces dernières années, l’accès aux soins palliatifs reste d’une extraordinaire inégalité selon l’endroit, la maladie, l’âge, le statut social, la disponibilité. Avoir la conscience tranquille parce que l’on a induit un sommeil définitif par administration d’antalgique, mais sans avoir donné la mort directement, comporte une part d’hypocrisie : il est parfois souhaitable de provoquer un tel sommeil mais dans ce cas il faut savoir accepter cette responsabilité d’une mort donnée.
Didier Sicard brocarde le dépistage « tous azimuts » : même la justice s’y met ; l’Etat est sommé de tout mettre en œuvre pour cette inquisition permanente, car « prévenir c’est guérir ». Jamais la moindre évaluation n’en est faite et si elle l’était, elle serait accablante. Le discours médical face au malade est trop souvent bavardage alors que pour restaurer une subjectivité blessée dans son corps, son cœur, son esprit il faudrait écouter, se laisser entamer, réfléchir à ce métier étrange… Il y a plusieurs façons de déserter en médecine : entendre l’appel de l’autre comme une mise en demeure, ou ne pas l’entendre. Dans les deux cas, l’autre est exclu : par trop de présence ou par absence. Quant à l’image médicale, elle prend tout son sens après la parole et après l’examen du corps, pas avant.
Parallèlement, le laboratoire pharmaceutique cherche sa cible, la nomme et propose une réponse ; la médecine devient son bras séculier et l’Etat, inquiet du reproche d’indifférence qui pourrait lui être fait, finance. Peu à peu, médicalisation et marchandisation se recouvrent, subtilement.
En matière d’ESB par exemple, lorsqu’on dépense plusieurs dizaines de millions d’euros par maladie évitée, au détriment de mesures efficaces pour des milliers d’autres (personnes âgées, handicapées, hôpitaux…), le principe dit de précaution l’est certes pour l’Etat pour se protéger, mais c’est un principe de gâchis pour la collectivité. Dans nos hôpitaux on généralise l’usage unique mais combien de médecins encore ne se lavent pas les mains entre chaque examen ? La déviance sécuritaire, c’est la montée de menaces virtuelles qui font peur, alors que des menaces réelles laissent indifférents.
Didier Sicard est sévère quant à l’influence réelle de l’économie de la santé : qu’un étudiant en médecine ne soit jamais sanctionné pour avoir proposé des examens inutiles et chers est un signe parlant de la façon dont notre futur médico-économique est présagé. En outre, en mobilisant des ressources davantage pour la médecine de pointe que pour les malades, le progrès médical devient facteur d’inégalité de recours aux soins entre le Nord et le Sud.
Etrange époque où la responsabilité n’est plus celle de venir en aide, elle est de ne plus répondre au présent, d’esquiver, de ne pas assumer. Si l’irresponsabilité est une des composantes des comportements individuel et collectif, la médecine, elle, doit demeurer, par nature, acte radical voire absolu de responsabilité.
Quant au chapitre IV « L’art dans son rapport au corps médicalisé et au sujet » il faut le faire lire impérativement à tout hospitalier impliqué dans une action culturelle ou d’animation. Cet homme a tout compris ! Chaque phrase devrait être citée. Votre serviteur y a trouvé la magnifique justification philosophique et morale de ce qu’une poignée d’entre nous initia dès les années 80. Et, au passage, la sanction rétrospectivement symbolique de la stupidité qui poussa un jour son DDASS à lui reprocher d’introduire les arts plastiques et notamment la peinture dans son établissement car, sermonnait-il, « cela n’a rien à voir avec les missions de l’hôpital »… Alors que vouloir une politique culturelle pour les établissements de santé, c’est changer le regard sur la fonction de l’hôpital.
Si le principe de qualité préside au choix des hommes investis des plus hautes charges, alors nous tenons là le prochain ministre de la santé, c’est évident. Et c’est toute la chance que nous souhaitons à celles et ceux qui, jour après jour, en ville ou à l’hôpital, avant que de songer à s’enrichir, dépensent des fortunes colossales… d’obstination et d’humanité.
par Didier SICARD
Editions Plon
76, rue Bonaparte – 75006 PARIS 06 novembre 2002, 274 pages, 19 €