2015 12 01 : Vassili Golovanov, éloge de la lenteur

Vous formez le projet d’un beau voyage touristique dans l’un des paysages de carte postale que vous vantent voyagistes, documentaires, influenceurs de tout poil ?

Alors avant de commettre l’irréparable outrage à la planète et aux habitants des contrées que vous vous apprêtez à envahir avec l’irrésistible puissance de vos moyens monétaires et la vélocité de vos vecteurs mécanisés, lisez ce vivre.

En effet Eloge des voyages insensés de Vassili Golovanov est l’antidote, que dis-je le repoussoir qu’il faut, à toute attirance des voyages imbéciles.

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Ce superbe récit (car ce n’est pas un roman mais la description presque fidèle d’un périple) nous raconte en 500 pages le voyage que fit le narrateur à la fin du siècle dernier vers l’île de Kolgouev, étendue absolument plate et nue d’environ 40 km de diamètre dans la mer de Barents à l’extrême Nord de la Russie.

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Il nous décrit avec une rare puissance d’évocation ses rencontres avec les rennes, les oies et les derniers Nénets, autochtones de ce pays perdu et pourtant attachant, esquinté par des velléités industrielles à l’abandon, des implantations militaires secrètes ; pourtant attachant malgré l’envahissement d’aventuriers sans scrupule cherchant on ne sait quel or, viande de renne ou autre minerai improbable ; pourtant attachant malgré les ravages de la vodka et d’un mode de vie désastreux.

Journaliste et photographe, Vassili Golovanov n’est cependant pas venu pour torcher vite fait bien fait un papier « couleur locale » aux tonalités grises et bistre, un article d’ambiance, eaux polaires et blizzard implacable, agrémenté comme il se doit du « choc des photos ».

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Car il nous livre un éloge de la lenteur, aux antipodes justement des vantardises de prospectus touristiques (« l’Egypte en huit jours, Singapour en 48 heures, la Thaïlande en douze massages, les îles Ioniennes en paquebot de 4 000 places avec buffets et causeries philo à volonté »). Et c’est sans doute en cela que sa narration est fidèle à cet espace géographique infini, monotone… et captivant.

Il nous raconte non seulement ses expéditions (car il y eut plusieurs tentatives préalables échouant près du but) mais nous livre avec érudition les légendes du Grand Nord, les restes presque fossiles des temps mythiques, avant que ces populations et de rennes et de leurs éleveurs-chasseurs soient presque toutes éteintes ; et tout cela compose la fabuleuse partition d’une réalité disparue.

Vous surprendrez aussi Golovanov, en pleines Montagnes Bleues, se remémorant longuement Paris… et Blaise Pascal, et pas seulement parce que celui-ci évoqua d’effrayants espaces infinis !

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Ou encore, dissertant sur le philosophe ésotérique du début du XXe siècle René Guénon que sans doute très peu de Français connaissent.

Et exprimant sa colère, que l’on ne peut que partager, contre l’autre Paris, ville repue, obtuse, où les pigeons crèvent des sucreries que leur jettent des touristes stupides, ces Champs-Elysées frelatés, supermarché du faux luxe où des touristes attablés contemplent « le vrai Paris » c’est-à-dire d’autres touristes… Cela écrit vers 2000 : que dirait-il alors, Golovanov, s’il revenait à Paris ces temps-ci !

On l’aura compris : que l’auteur nous parle de la Sibérie, du cercle polaire ou de Montparnasse, son propos est tout le contraire d’un panégyrique du touriste grégaire, oh non, mais une méditation à la fois anthropologique, sociale, morale, culturelle et spirituelle qui fait ressentir admirablement la signification universelle des horizons, lieux et pays traversés.

1er décembre 2015