2019 10 03 : la longue marche vers la Joconde

Choisissez de préférence un jour creux en semaine, ni mercredi, ni samedi, ni dimanche ; le mardi c‘est fermé puisque c’est au Louvre que nous allons.

Choisissez de préférence des vêtements amples, un sac à dos ultraléger qui ne pèse pas à vos frêles épaules et des chaussures de randonnée ou de bonnes baskets puisque c’est pour contempler La Joconde que nous allons cheminer.

Jésus vous le savez gravit quatorze stations dans son chemin de croix vers le Golgotha ; vers Mona Lisa vous en subirez vingt et trente.

Mais vous ne serez pas accompagné de seulement deux larrons : selon les statistiques qu’un gardien compatissant me murmura, vous êtes ordinairement 30 000 le jeudi durant les neuf heures d’ouverture.

Soit (vous aurez le temps de le calculer mentalement en marchant) durant la petite heure de votre calvaire, une procession de 3 333 pékins (la plupart en effet venus de l’Usine du monde), moitié devant, moitié derrière.

Mais ainsi vous pourrez, en progressant à pas très comptés (3 333 ?) consulter les documents, notes explicatives, commentaires et anecdotes qui fourmillent (3 333 ?) tant sur Vinci que sur Mona.

Et lorsque vous aurez tout lu, relu, synthétisé, plutôt que maugréer vous pourrez selfiser quelques clichés, comme je le fais ici pour illustrer la pauvreté de mon propos, pour adorner la marge de notre marche, en somme.

Et vous pourrez engager la conversation avec ceux des Chinois de la file qui pratiquent notre parler. Ils sont toujours agréables, attentifs, curieux, et souriants : pensez, pour eux cette randonnée d’une petite heure c’est de la rigolade, leur Longue marche à eux en 1935 a duré une année sur 12 000 km : alors ils patientent, gardent leur empire du milieu de cette foule. En prenant langue ainsi, du moins aurez-vous transformé ce chenillement processionnaire d’atomes non crochus sinisément pur en aimable petite route de l’entre-soie…

Enfin, 24 virages orthogonaux plus loin et six niveaux plus haut, enfin vous pénétrez dans la salle des États, ornée d’immenses et magnifiques toiles… mais c’est bien sûr vers Mona qu’on se ruera, vers Lisa qu’on ira.

Dépêchons dépêchons, un selfie de face, un selfie de profil, fissa Mona, fissa Lisa, et circulons ! Car gardiennes et gardiens, au bord de la disjonction nerveuse, vous serinent, vous admonestent et vous crient : go on ! move ! avanzate ! vortreten ! et surtout 高级 !  高级 !  高级 !

Car inévitablement, pour que les 30 000 puissent la voir, la gironde, pardon la Joconde, en ces 9 heures brèves d’ouverture journalière, pour qu’à chaque heure donc 3 333 selfiseurs puissent s’y aposter, cela fait à chacun, à vous, à moi, à d’autres… 0,018 minute ; ne cherchez pas j’ai calculé pour vous : 1,08 seconde.

1,08 seconde par Joconde : ce monde est fou !

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.Pour m’en remettre et récupérer, je suis allé méditer 1,08 heure devant Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant, c’est le Vinci que je préfère.

3 octobre 2019