Edito DH n° 74 novembre 2000 : De la dignité du réel immédiat

Par cette périphrase, un célèbre auteur-acteur du siècle qui vient de s’achever [1] voulait signifier que le réel – acte, événement, être, objet… ‑- immédiat tel quel, non encore médiatisé, interprété, analysé, commenté – a une dignité indépassable parce qu’il contient toujours davantage de signification(s) que notre intelligence ne peut en recenser.

Au CV de nos décideurs (hospitaliers ou autres), les « humanités » ne sont plus exigées ; elles les aideraient pourtant à situer leur action dans une réflexion ample, lui « donner du sens » pour reprendre l’expression à la mode.

Car la préoccupation humaniste, quand elle se frotte à quelques lectures historiques, conduit à un constat, qu’il faut méditer :

Quelquefois, c’est malgré leur réaction de survie que des sociétés (pour n’employer pompeusement le mot civilisations) déclinent, s’effacent ou régressent. Si elles heurtent des récifs que leurs vigies ont pourtant repérés, c’est que le courant fatal est plus puissant que le bras des rameurs, l’expertise des navigateurs et la science des pilotes.

Mais bien plus souvent, c’est à leur insu et sans vraiment lutter que les sociétés se perdent : faute d’avoir appréhendé le risque, identifié l’écueil, décelé la fêlure.

Revenons modestement à notre univers sanitaire et social : Quoi ? me dira-t-on, quand avons nous été davantage qu’aujourd’hui préservés d’un tel risque de myopie intellectuelle ? Les politiques mises en œuvre sont de moins en moins empiriques. Elles s’efforcent d’étendre l’hégémonie d’une rationalité triomphante à l’ensemble du champ social : planification autant que démarche-qualité, gestion des allocations budgétaires comme celle des ressources humaines…

Est-ce pourtant bien sûr ? Notre gestion des institutions hospitalières et sociales, toute gonflée de modestie techniciste, empilant au-delà du raisonnable conduites procédurales, formalités procédurières et bienséances protocolaires, n’estompe-t-elle pas la rugosité têtue du réel immédiat ?

Et que dire de la séparation des planificateurs (nationaux ou régionaux) et des gestionnaires (locaux) ? Légitime en intention tout autant que celle des ordonnateurs et des comptables, certes. Mais en réduisant à vétille d’intendance la dignité du « terrain » et de celles et ceux qui s’y débattent, n’induit elle pas un clivage insidieusement nocif entre décideurs et acteurs ?

Problème de civilisation ? Sans doute pas encore. Problème de société ? Il faut le poser.

Cette abusive division du travail, longtemps conséquence et contrainte inhérentes à un certain stade de développement des processus de production, outils de connaissance et moyens de communication, est devenue objectivement archaïque et bientôt subjectivement insupportable.

Il est possible, donc il est temps de réconcilier, en une nouvelle synthèse, décideurs et décidés, maîtres d’œuvres et bâtisseurs, contrôleurs et contrôlés, théoriciens et praticiens.

Des solutions sont à portée de main, sous la condition d’un triple dépassement :

● araser les redoutes corporatistes (médecins / directeurs / inspecteurs…) pour constituer des pôles fonctionnels interactifs (pratique de terrain / mission d’expertise / fonction de contrôle)

● refonder une vraie mobilité, en la faisant échapper au périmètre étroit d’une « mobilité »… limitée à un seul métier (!)

● et surtout, surtout, ressourcer méthodes, concepts et théories en redonnant dignité au réel immédiat.

 


[1] un abonnement d’un an sera offert à tout lecteur qui saura nommer le personnage dont il s’agit…