2015 07 30 : Livre : L’Hôpital, le dessous des cartes

Exceptionnel

Un roman sur l’hôpital, c’est rare et s’il en paraît un, il faut se précipiter, parfois au risque de s’infliger la médiocrité, comme Julien Ferry l’an passé pour s’être aventuré à lire Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, qu’il critiqua ici même (moi j’aurais été plus sévère encore : succès de librairie certes, mais roman à l’eau de rose, roman de gare ou, pour être contemporain, roman d’aérogare ou d’hypermarché).

Une étude sociologique sur l’hôpital ? Longtemps ce fut introuvable (pensez : quinze ans durant, la seule qui figura dans ma bibliothèque fut Sociologie de l’hôpital de Georges Mélinand, 1974… ça ne me rajeunit pas). Et malgré l’engouement pour la socio depuis 1990, les bonnes études qui traitent du sujet non seulement en théorie mais en connaissance du terrain sont rares.

Alors, un roman-sociologique sur l’hôpital, quel évènement ! Et j’avoue que j’abordai ce pavé de 400 pages avec appréhension. Bien à tort : voici un livre exceptionnel. Exceptionnel car les quatre auteures allient une connaissance approfondie du front office et du back office hospitaliers avec une subtilité et un sens de la nuance à toute épreuve ; elles ne s’en sont pas laissé compter. C’est un plaisir de voir qu’elles échappent aux poncifs, genre séquence émotion qui fait vibrer le Journal de 20 heures, propos sentencieux des débats d’après 23 heures, dérision stéréotypée du Grand journal

A la première lecture, mon admiration rebondit de chapitre en chapitre. Certains sont des morceaux d’anthologie : la réunion du DG avec les cadres de santé (p. 71), la passe d’armes entre cadre de santé et cadre supérieur (p. 97), le stress du DG (p. 153), l’entrée en scène des consultants (p. 163), la désolante réunion du directoire (p. 223). Ou encore ce chapitre (p. 253) qui évoque le sempiternel mariage de l’hôpital et de l’entreprise. Pourquoi pas ? Mais pour le meilleur, pas pour le pire. Et le sage Africain (p. 271) ou ce glaçant passage d’une soignante aux urgences (p. 279)

Je ne vais pas énumérer tous les chapitres, sachant que, comme moi, vous vous exclamerez souvent : « Ah ça, je l’ai précisément vécu ! ». Mais il me fallait aller plus loin ; alors, en deuxième lecture je me pris à bricoler un petit test sociologique qui me permettrait de déterminer quel hospitalier vous êtes selon l’opinion que vous exprimerez de l’ouvrage :

Si vous proclamez « c’est faux, outré, intello, extérieur à la réalité hospitalière », là je ne peux rien pour vous et je préfère m’abstenir de toute relation d’aide.

Si vous dites « ça décrit bien ce qui se passe au CHU de Breiz, mais chez moi c’est pas pareil, rien à voir », je vous recommanderai une intervention bénigne (en ambulatoire, un œil après l’autre) car contre la presbytie ou la cataracte on fait désormais merveille…

Si vous pouffez en déclarant « observations pertinentes pour certaines catégories,  mais caricaturales ou à côté de la plaque pour d’autres  et donc à boire et à manger », là ce n’est pas une correction ophtalmologique qu’il vous faut, le désordre n’étant pas  physiologique mais neurologique ou psychologique, il justifie une assistance à la construction des images hospitalières dans votre cortex.

Je plaisante à peine, car depuis Mélinand l’hôpital, c’est peu de le dire, a gagné (gagné ?) en complexité, en intrications, en dédales. Son organisation est si labyrinthique que les organigrammes ne peuvent la représenter exhaustivement, même en 3D, et que l’épreuve d’ecclésiologie est le premier rite obligé du novice.

Le nombre de niveaux hiérarchiques, catégories, emplois fonctionnels, grades statutaires, a explosé en interne. Tandis qu’en externe, les délices français du compromis et la facilité de créer du nouveau sans jamais rien retrancher  à l’existant ont rajouté des couches au millefeuille : combien de strates entre la ministre et l’ASH, en passant par les UF, services, pôles, départements, fédérations, communautés, groupements, réseaux, territoires, régions d’hier et de demain…

Du temps de ce cher Mélinand, le mot protocole désignait un décret de dix pages réglant l’ordonnancement des inaugurations et cérémonies. Aujourd’hui le lourd bréviaire des protocoles accable d’une foultitude d’injonctions le déroulement de toute tâche quotidienne.

Alors il en résulte que le décideur hospitalier est inévitablement coupé de sa base, à l’insu de son plein gré et de sa bonne volonté ; qu’il est encagé dans sa fonction, son champ de compétence, sa technicité ; qu’il n’a plus ni le temps, ni la disponibilité intellectuelle, ni même peut-être l’envie de se « mettre à la place » des autres. Ce mal endémique ronge l’hôpital ; le sentiment d’appartenance se réduit souvent à celui d’être embarqué sur la même galère ou plombé par le même budget (pardon, EPRD).

Lire ce livre, est-ce un judicieux conseil ? L’ignorant, vous vous priverez d’une vue panoramique utile à l’élargissement de votre représentation de l’hôpital. Mais si vous le suivez… alors vous n’aurez plus d’excuse à continuer de vous comporter comme certains de ses personnages purement imaginaires.

Bien sûr qu’il nous faut lire ce livre, plus efficace qu’une séance de brain storming téléguidée, qu’une formation stéréoptypée ou qu’un audit onéreux. Ne partageant pas pour le court terme l’optimiste des auteures [1], je serais porté à croire que c’est même l’une de nos toutes dernières chances avant… le naufrage du Titanic, sur lequel un orchestre inharmonique joue encore… ou l’effondrement du pont d’Avignon, sur lequel on danse en jouant des coudes. Mais restant optimiste sur le long terme, je suis certain que la génération qui vient réagira ; le balancier repartira aux anciennes valeurs hospitalières, de la génération avant la mienne, celle qui édifia l’hôpital public et le SPH.

L’Hôpital, le dessous des cartes
Bertille Patin, Susanna Crossman, Isabelle Ganon & Caroline Ruiller
mai 2015 – 400 pages – 24 €
Les Études Hospitalières
253-255 cours du Maréchal-Gallieni
33000 BORDEAUX
www.leh.fr

[1] Leur beau livre se termine aux accents du grand Gustav Mahler, lesquels semblent miraculeusement apaiser les uns et les autres ; et moi de penser, lisant ces dernières lignes, à la dérisoire certitude du grand philosophe allemand Theodor W. Adorno, affirmant en 1936 que la personne qui comprend vraiment Mahler est vaccinée contre la propagande antisémite ! En 1936 !