Livre : Le progrès médical est-il accessible à tous ? – 2002

Une autre approche de l’égalité dans les soins.

Sur ce sujet « vendeur » de l’égalité des chances et de l’équité des soins, le lecteur ouvre l’ouvrage avec appréhension, fatigué des innombrables pensums qui l’abordent bardés d’a priori sociologiques ou idéologiques, et lassé du robinet d’eau tiède des pseudo analyses économiques qui sentencieusement démontrent tout et son contraire. On pouvait craindre qu’en s’emparant de la question, les philosophes ne s’enfoncent plus encore dans l’illusoire ou le verbiage.

Heureuse surprise : les auteurs restent en terrain concret et se confrontent aux réalités de la santé publique, notamment dans le domaine de la cancérologie. S’ils rappellent, chose connue, que les disparités face à la maladie sont essentiellement des inégalités économiques et culturelles, s’ils déplorent les lacunes criantes de la statistique épidémiologique en France, ils sont convaincants pour estimer que les jours de l’hospitalocentrisme sont comptés et qu’il y a tout intérêt, pour le malade et les établissements, à favoriser le travail en réseau, en appliquant le principe « l’argent suit le patient ». Et David Khayat développe une thèse intéressante sur la notion « d’épidémies industrielles ».

Il y a, dans ce livre, quelques réflexions fortes, comme cette description par Noëlle Lasne du colloque médecin – malade, qui mérite d’être citée intégralement :

« Je pense â ce temps très particulier, où l’on repère quelque chose sur un corps. Quelque chose qui éveille à la fois le doute et l’inquiétude. Ce temps n’est pas celui où l’on énonce un diagnostic. C’est le temps des mains sur le corps. On palpe quelque chose, on sent un ganglion, une petite tumeur, on hésite. On palpe à nouveau, on se redresse, ou on se penche, mais on ne se tient plus tout à fait de la même façon. On écoute le coeur battre un peu plus longtemps que nécessaire. On a besoin de réfléchir. On parle plus bas, puis plus lentement. On adoucit le sens de ses propos, même s’ils sont anodins. Dans ce temps où aucun mot n’est encore prononcé, tous les mots sont déjà là. Il y a déjà cancer, chimiothérapie, rechute, rayon, métastase… Rien n’a été dit, rien ne sera dit. Le médecin regagne son siège en murmurant : « Il va falloir faire quelques analyses ». Il tente alors de neutraliser le son de sa voix. Le malade pose avec obligeance une question qui ne contraint en rien le médecin à plus de précision.

L’un et l’autre se protègent d’une avancée trop rapide qui les mettrait en danger. L’un et l’autre s’approchent de ce qui vient de surgir : la maladie grave. Ils sont dans ce temps qui leur est nécessaire pour apprivoiser la maladie et je me suis souvent dit, en consultant dans les centres médicaux de Médecins Sans Frontières, que la pauvreté, c’est être privé de ce temps là. Temps d’approche et de rodage qui permet à chacun d’être sujet de son histoire et pas seulement l’objet de nos soins, même humanitaires Le temps, pour le patient, de se faire soigner, au lieu d’être soigné. Le temps, pour le médecin, de prendre soin, avant de donner des soins ».

Une économiste participe à cette réflexion de philosophes : mais son propos incisif se démarque heureusement des démonstrations filandreuses de ses homologues patentés. Béatrice Majnoni d’Intignano met en effet sa science au service d’une dénonciation, sans complaisance, des comportements insidieux de certains agents économiques. Elle montre comment les responsables des épidémies industrielles s’approprient les profits de la vente des produits dans le secteur marchand puis en font supporter le coût à la sécurité sociale, aux employeurs ou aux familles dans le secteur non marchand. Pour autant, sans œillères idéologiques, elle montre que la société libérale elle-même, pour autant qu’on l’y incite, peut s’imposer irrésistiblement le principe : le pollueur sera le payeur. Elle nous livre enfin la démonstration bienvenue, à méditer par tout acteur de santé, que les techniques médicales coûteuses ne le sont qu’à leur début et que leur ratio coût/efficacité ne fait ensuite qu’augmenter.

par David Khayat et alii
Editions Le bord de l’eau, Collection santé & philosophie, juillet 2002, 118 pages, 12 €