2014 08 10 : La Nuit du 4 aout n’a pas eu lieu

Ma soirée de ce 9 août 2014 s’était idéalement déroulée, entièrement vouée aux charmes de la culture tchèque : la finesse ironique de Čapek, les intrigues mystérieuses de Kafka, les mélodies romantiques mais vigoureuses de Dvorak… j’en passe et des meilleures !

Et puis voilà que, regagnant mes pénates par le dernier métro de l’inénarrable ligne 13, à la station La Fourche je vis un homme, l’un de ceux d’en bas comme les nomme Bernard Ollivier : debout, physiquement en tout cas ; hirsute ; habillé, mais de quels habits ! pieds nus, mais quels pieds noirs de crasse ; mince ? non très maigre ; buriné ? non émacié ; qui urinait en bout de quai sans se soucier des regards de la rame… Vision de quelques secondes que je ressentis comme un choc violent.

metroCertes il y a, sur cette planète, infiniment d’autres malheurs, infiniment plus graves. Des milliers d’hommes, femmes, enfants massacrés : par des techniciens diplômés de West Point guidant sur leurs écrans plats des drones lanceurs de missiles, bien calés dans leur fauteuil ergonomique (car l’US Army est profondément humaine et veille à la bonne santé de ses tueurs appointés) ; par des bandes de séparatistes ukrainiens, mi-liciens, mi-vrognes, polichinelles agités par des galonnés russes hybrides du tsarisme et du stalinisme ; par des hordes de fous d’un Dieu qui n’existe certainement pas comme ça, amalgames de tueurs en série, pervers sexuels et sadiques abominables ; par des dirigeants israéliens criminels caricaturant ce qui fut, selon les termes du général de Gaulle, « un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » ; par un virus Ebola qui avait si peu préoccupé nos labos pharmaceutiques, polarisés sur l’élaboration de molécules profitables pour patients solvables.

Certes il y a, dans notre cher et vieux pays lui-même, d’autres misères humaines, d’autres violences sociales, d’autres désordres sociétaux, d’autres souffrances individuelles, bien plus graves que ce SDF exhibitionniste au bout d’un improbable quai d’une incertaine station underground

Mais ce qui me frappa sur l’instant, spectateur passif de ce micro-évènement banalement insignifiant, c’est que notre époque diffère radicalement des temps anciens où les noirceurs du monde étaient aussi nombreuses et sans doute même plus graves, parce qu’aujourd’hui nous savons.

En 1760 il y avait quelques centaines de Voltaire de par le monde à être informés des crimes d’état ; en 1770 l’honnête homme qui se dressait pour lutter ou simplement dénoncer risquait sa peau, sa liberté, sa situation ou un exil ; en 1780 celui qui écrivait son indignation clamait dans le désert ou presque : le Journal de Paris, premier quotidien français, tirait à 8 000 exemplaires…

nuit_du_4_aou_t1Pourtant, malgré ces risques et cet isolement et cette pénurie d’information, il y eut la Nuit du 4 août… celle de l’année 1789 bien sûr, évènement encore sidérant quand on y pense : l’Assemblée constituante réunie à Versailles met fin au système féodal et décrète l’abolition de tous les droits féodaux, privilèges des classes, noblesse, clergé, provinces, villes et corporations. Certes, les historiens déchiffreront les conceptions idéalistes, voire les calculs tactiques qui étaient en arrière-plan de cette unanimité formelle. Il n’empêche que… cela fut fait !

Comme il n’empêche qu’aujourd’hui notre pays n’a jamais été aussi riche mais que subsistent et s’élargissent des poches de pauvreté.

Que la technique constructive n’a jamais été aussi efficace mais que se multiplient mal-logés et non-logés.

Que les riches accumulent mais que les chômeurs pullulent.

Que l’Etat redistributeur compense la misère mais que celle-ci n’est souvent secourue que par le bénévolat et la charité.

Que le sociologue a tout analysé mais que le politique n’a rien compris.

Que la médecine fait des prouesses mais que les pathologies de la précarité flambent et que la maladie mentale court les rues.

Que le service public est mis au ban des accusés et sommé d’expliquer pourquoi il n’est pas rentable.

Que golden boy est un compliment et fonctionnaire une insulte.

Que la pédagogie fait éditer des centaines d’ouvrages mais que les enfants sont bien mal éduqués.

Que la culture est vantée dans tous les pince-fesses où l’on cause mais que la télé est une horreur.

Que les restaurants à 500 € par couvert refusent du monde mais que les Restos du cœur aussi…

Alors, non, dommage, il n’y a pas eu de Nuit du 4 août 2014… L’année prochaine peut-être ? Une autre année, bien sûr ; dans la patrie des Droits de l’Homme, pas sûr, mais cela viendra. Victimes d’Irak, de Syrie, d’Ukraine, de Palestine, d’Afrique, dans vos innombrables stations de souffrance et de mort, et vous clodo en bout du quai de la station La Fourche, patientez encore un peu, s‘il vous plaît…

10 août 2014