2014 07 15 : La question juive et Israël ? Une belle controverse… qui n’eut pas lieu

Ces jours-ci, une fois encore, une fois de plus (ce serait de ma part dérisoire de dire « une fois de trop », et utopiste hélas d’espérer « une dernière fois »), le feu, les bombes et les missiles ensanglantent la bande de Gaza et d’abord sa population civile de 1 500 000 personnes qui endure depuis tant et tant d’années qu’on ne se souvient plus d’avant, lorsque Gaza était territoire égyptien.

Sur les responsabilités de cette plaie qui suppure, chacun a son opinion.

J’ai la mienne, mon sentiment en tout cas : pendant 30 ans, la question israélo-palestinienne ne fut qu’un enjeu de la Guerre froide USA-URSS, donc sans perspective de règlement ; puis Israël n’a pas su, ou pas pu, ou pas voulu, faire la paix lorsque l’URSS se désintégra et que le rapport de force lui permettait ; certains gouvernants israéliens crurent habile de favoriser en sous-main l’essor du Hamas pour affaiblir l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat et cela réussit… au-delà même des calculs de ces apprentis sorciers, puisque maintenant ce Hamas semble débordé sur son aile islamiste-terroriste par des groupes du Jihad.

Comment j’ai cessé d’être juifC’est dans cette période désespérante (mais il ne faut jamais désespérer de la marche de l’histoire, nous dirait Nelson Mandela) que je viens de lire un livre instructif : Comment j’ai cessé d’être juif de Shlomo Sand.

Je résume à grands traits les thèses de ce professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv :

1° Définir le Juif au-delà de l’appartenance religieuse est problématique, il n’y a ni ethnie juive, ni identité nationale juive, ni peuple juif.

2° Il n’y a donc pas de culture juive laïque au-delà de ce qui unifie les croyants juifs autour de leurs textes sacrés.

3° Les persécutions et le génocide ne permettent pas de fonder les arguments des sionistes en faveur d’un état religieux qui pratique un apartheid confessionnel avéré.

D’où la décision de l’auteur, qui n’est pas croyant, de démissionner du statut de juif et de se considérer comme citoyen israélien, tout simplement.

Evidemment, ce manifeste a suscité de vives réactions, certaines mesurées, d’autres véhémentes. N’étant pas spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient et encore moins versé en théologie, j’ai voulu, pour ne pas m’en tenir à la thèse de Shlomo Sand, entendre aussi l’antithèse et j’ai donc lu Peut-on cesser d’être juif ? de Claude Klein, professeur lui aussi à l’université de Jérusalem.

Peut-on cesser d’être juifClaude Klein, qui d’emblée atteste de son souci de « dialogue, de compréhension, d’ouverture d’esprit » ; mais il « prétend démontrer avec rigueur l’inanité scientifique des propos de Sand » et fait étalage au long de son livre d’esprit humaniste ouvert et pondéré… sauf qu’il procède insidieusement et avec parti-pris.

D’abord dans le choix des mots, qui n’est pas innocent : pour lui, le livre de Shlomo Sand est un « scandale » ; il feint de donner à ce mot une signification objective : une « dissonance cognitive », mais le mal est fait : qualifier son adversaire de scandaleux… et même de « provocateur » qui « frôle la supercherie ».

Un peu détestable chez Claude Klein est sa tournure d’esprit, qu’on retrouve hélas chez certains intégristes juifs ou sionistes (et tournure qui désole d’autres Juifs adeptes d’une réflexion sereine) : suspecter et croire débusquer de l’antisémitisme partout ; quand il ne le trouve pas dans des propos au premier degré, il le lit entre les lignes, le déduit d’affinités réelles ou supposées. Florilège :

• Shlomo Sand à ses débuts a présenté une thèse sur Georges Sorel (1847-1922) ? Suspect, car ce Sorel, certains le taxent d’antisémitisme larvé. Il fut pourtant disciple ou ami des Juifs Karl Marx, Henri Bergson, Eduard Bernstein, Alfred Dreyfus ? Oui mais voilà, après sa mort Mussolini s’en réclamera.

• Shlomo Sand travaille pour la revue Esprit ? Oui mais son fondateur, Mounier, eut sa période Uriage (école des cadres du régime de Vichy en 1941-1942), même si chacun sait que ce fut… une pépinière de résistants. Ladite revue Esprit aggrave son cas, puisqu’en 1981 elle critique férocement Bernard-Henri Lévy (Coïncidence ? Ce livre de Claude Klein qui attaque Shlomo Sand et Esprit est publié par Grasset dans la collection Figures dirigée… par BHL. Renvoi d’ascenseur ?)

• Pierre-Vidal Naquet, qu’on ne peut suspecter d’antisémitisme, publie une lettre de défense de Shlomo Sand ? Elle est« maladroite et contournée ».

• Shlomo Sand devient irrémédiablement suspect quand il commet l’outrage, en 2004, dans un livre de 500 pages sur le cinéma du XXe siècle, de consacrer trois pages critiques au film Shoah de Claude Lanzmann ; lequel réplique avec la véhémence dont on le sait coutumier… Or ce qui provoque la « grande gêne » de Klein, ce ne sont pas les outrances de Lanzmann, mais uniquement le point de vue de Shlomo Sand. Il est vrai que Lanzmann est directeur de la revue Les Temps modernes… dans laquelle écrit Klein.

A l’appui de son indignation, Klein en invoque une autre, celle de Jérôme Garcin, qui ne partage pas l’avis critique de Sand sur Shoah mais lui reproche par contre d’aimer le film de Benigni La vie est belle, dans lequel « les charniers de camps sont en carton-pâte, c’est honteux ». Moi qui ai vu les deux et qui ai emmené mes enfants voir La vie est belle, je serais tenté de dire à Garcin (que j’estime par ailleurs) : combien de milliers de jeunes ont été sensibilisé à l’horreur du génocide par Shoah, ce film de 9 heures ? Et combien de millions par La vie est belle ?

Klein attaque encore, directement ou par allusions :
• Jean-Marie Domenach : grand résistant du Vercors mais, horreur ! secrétaire de la revue Esprit. Et lorsque Domenach après la Guerre des Six jours en 1967 écrit que ses « camarades de résistance ne sont pas morts contre les nazis pour que les blindés israéliens envahissent les bourgades palestiniennes », Klein trouve cela « haineux et virulent ».
• Noam Chomsky, qui critique la politique d’Israël vis-à-vis des Palestiniens et le soutien des États-Unis à cette politique et cela lui vaut selon Haaretz d’être « vu par la droite israélienne comme un déserteur, un traître et un ennemi de son peuple ».
• Norman G. Finkelstein, Etats-unien, fils de survivants du ghetto de Varsovie : horreur toujours, il est antisioniste ! et horreur au carré, il a écrit avec ironie sur la France : « Que dire d’un pays qui pense que BHL est un philosophe ? » (vous savez, ce BHL directeur de la collection où publie M. Klein).
• Esther Benbassa, universitaire spécialiste de l’histoire du peuple juif, sénatrice d’Europe Écologie Les Verts…
La faute de ces quatre personnes ? D’avoir évoqué « les dividendes de la Shoah », ou « l’exploitation de l’holocauste ».

Puis Sand commettrait un nouveau blasphème en osant mettre en doute la singularité absolument intangible de la Shoah, car pour Claude Klein :« l’extermination des Tziganes, des homosexuels et des communistes ne saurait être mise sur le même plan que la volonté de destruction totale des juifs »…

Sand aggrave encore son cas en acceptant sur France Inter une interview de Daniel Mermet « qui n’a jamais été tendre avec Israël »

Puis voilà que Klein critique le jury du Prix Aujourd’hui pour l’avoir décerné, en 2009, à Sand. Un jury composé de redoutables antisémites masqués : J. Julliard, C. Clerc, R. Bacqué, A. Du Roy, C. Barbier, J. Boissonnat, A. Duhamel, B. Frappat, F-O. Giesbert, C. Imbert, L. Joffrin, C. Nay, A-G. Slama, P. Tesson…
Le reproche de Klein à ce jury ?« Que penser de l’attribution à un livre qui soutient une thèse aussi politique et controversée ? » Or l’objet du prix est justement de« récompenser un ouvrage politique ou historique sur la période contemporaine ».
Et lorsqu’il fut décerné à C. Lévy et P. Tillard pour La Grande Rafle du Vel d’Hiv, à J. Derogy pour La Loi du retour, à M. Halter pour Le Fou et les rois, à A. Finkielkraut pour L’Ingratitude, à B-H. Lévy pour Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’histoire ou à É. Barnavi pour Les Religions meurtrières… Klein ne trouva pas cela anormal.

Klein s’en prend aussi à Romain Gary dont Sand a inscrit une citation en exergue de son livre. Gary, romancier, grand combattant contre le nazisme, comme on sait, mais qui eut le grand tort de « cacher ses origines juives », donc « un affabulateur chronique » et « l’ombrelle suspecte de M. Sand ». Quelle amabilité !

Klein remonte bien plus loin encore dans l’histoire puisqu’il s’en prend maintenant à Clermont-Tonnerre qui, le 23 décembre 1789, demandait « pour les Juifs tous les droits individuels des citoyens, mais qu’ils ne forment ni un corps politique ni un ordre ».

Voilà : j’attendais une belle controverse, comme on en eut au Siècle des Lumières et même plus tard ; une argumentation serrée ; de quoi me faire douter des thèses de Shlomo Sand. Au lieu de cela, j’en restai sur un malaise, un trouble malaise devant les procédés obliques utilisés par certains sionistes (pourtant modérés, puisqu’il paraît que Claude Klein est modéré).

15 juillet 2014