2014 03 14 : Le mot et la chose (Zbyněk Hejda)

J’aurais bien voulu vous écrire quelques mots sur la chose, mais je ne maîtrise ni l’art ni la manière ; l’exercice est difficile, la réussite est délicate ; et à pratiquer la chose, plus encore que dans d’autres talents, si l’on est précoce on risque d’être décevant… Car s’il est un domaine où la littérature peine à jouir alors que l’image chosifiée, désormais non censurée, se déverse surabondamment, c’est bien celui du sexe et tout ce qui s’en suit. Quoique, quoique : l’image si elle est crue ne restitue souvent que l’apparence triviale de la chose,  uniquement la cinétique des corps en 24 images par seconde.

Mais enfin ne chicanons pas. L’image cinéma ou vidéo, depuis qu’un Giscard ‑ qui était porté sur la chose et s’en vanta tardivement ‑ la libéra (moyennant taxation, car avec l’inspection des finances tout fait ventre !), l’image animée donc, satisfait besogneusement à une fonction documentaire ou hygiéniste. Tandis que la littérature, elle, échoue presque toujours à restituer les ondes mystérieuses du plaisir. Alors celles et ceux qui, les malheureux, les malheureuses, ne les ont jamais éprouvées n’en obtiennent souvent qu’un ersatz à travers ce qui s’en écrit.

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres : on a glosé tant et plus sur ce vers hermétique du poète, alors que sa signification me semble évidente : pour le pauvre Stéphane, sa chair est triste… parce qu’il a lu tous les livres mais dans aucun n’a trouvé de quoi la réjouir ! Explication d’autant plus plausible qu’à son époque, ce XIXe était corseté d’une burqa morale qui nous interdit de juger avec condescendance les burqas d’aujourd’hui. Et l’on y condamnait Baudelaire et Flaubert et Verlaine et Rimbaud à l’amende ou à la prison ; châtiments véniels certes, puisqu’aux siècles précédents on grillait les filles trop belles ou trop libres et on rouait volontiers les libertins et pornographes ; elle avait été soigneusement cadenassée et oubliée la fenêtre grand ouverte par Rabelais sur le coïtus ininterrumptus.

Alors, depuis la nuit non agitée des temps littéraires (en Occident du moins, car là-bas, loin, trop loin, il y eut Le Kâmasûtra), l’écrivain s’en tire par l’ellipse, l’allusion, le lyrisme. Il file la métaphore et donc souvent distille l’ennui ; il se meut sur le fil du rasoir et donc souvent le devient, rasoir. Ronsard est gentillet mais ses roses restent édéniques. Le très célèbre abbé de L’Attaignant ne fait que jeux de mots pour contourner la chose, bien en-deçà de certains contes de La Fontaine. Je n’ai jamais lu Héloïse de peur de finir comme Abélard, suis resté rétif à Restif et refermai bien vite le Divin Marquis qui m’apparut carrément assommant au point de ne comprendre, ni pourquoi sa vogue perdure, ni son entrée en Pléiade.

Vint la bourgeoisie mercantile et le boulevard et l’esprit polisson bien français, décliné quelquefois en versification salace, de laquelle on se lasse hélas car on s’y enlace sans extase. Dans ce XIXe pourtant extraordinairement riche en littérateurs, je ne retiens que Stendhal pour y distiller quelque érotisme concentré en des pages inoubliables, tout en understatement mais brûlantes de sensualité implicite.

Le XXe siècle fut parait-il « libéré », mais de quoi ? Avec déjà un peu de recul, ses audaces érotiques font beaucoup rire la jeune génération : les Chansons de Bilitis sont devenues illisibles, les hardiesses un peu outrées d’un Bataille, d’un Genet ou d’un Miller ne nourrissent plus les propos grivois, même en cour de récréation d’école élémentaire.

Le mot, donc, ne fut pas souvent à la hauteur de la chose ; alors moi qui possède un bagage très restreint dans le premier et suis presque comme le voyageur d’Anouilh dans la seconde, j’ai bien failli mourir idiot malgré ma bibliophagie insatiable…

Lady Feltham… Jusqu’à la semaine dernière ! Car grâce au ciel, ou plutôt, non, par le plus beau des hasards m’étant intéressé de plus près à la littérature tchèque, j’ai relu du poète Zbyněk Hejda disparu en novembre 2013, Lady Feltham, l’un de ses rares recueils traduits en français et qui dormait dans ma bibliothèque depuis douze ans.

J’y ai trouvé la perle, l’exception, la rareté : un court poème qui évoque la chose avec précision mais sans jamais déchoir de la pure poésie. Le voici et le recueil étant bilingue, vous pouvez pleinement l’apprécier dans les harmonies de la belle langue tchèque :

JE NOC

Je noc. Zmíta
se zoufalec v růžovém mase lůna.
V prstech
růžové prsu duří.
A tvé, miláčku, prsty něžně
svlékají můj úd.Svlačce slasti
prorůstají maso,
i kosti slastí zpívají.Květy jazyků
ve vlhkých sklepích.Slepí,
náš obraz
jeden v druhého ryjem :
ty propast,
o niž jsem opřený pyjem.

Magnifique, n’est-ce-pas ? Voilà qui surclasse les audaces louables d’Apollinaire ou les préciosités d’Eluard, pour ne citer que deux poètes français majeurs du XXe. Et qui ramène la littérature de caniveau des Houellebecq, Millet et compagnons de partouze… à leur inéluctable destinée littéraire : finir dans l’oubli comme ce pauvre Robbe-Grillet que déjà plus personne ne lit.

PS : On me dit : mais, vous ne traduisez pas ? Et puis quoi encore ! Les sonorités de cette langue ne sont-elles pas amplement évocatrices ? Pour le reste, puisque nous sommes sur le web, ouvrez votre onglet Reverso, et puis c’est tout !

14 mars 2014