2014 01 18 : Daudet et Bergson, deux voix du colonialisme

Par hasard, durant mon long séjour de l’été 2013 en Asie et à Fidji, Wallis et Futuna, j’avais emporté deux auteurs : Daudet et Bergson. Seulement deux livres et vraiment au hasard : il me fallait des bouquins compacts, contenant beaucoup de signes dans un poids relativement limité, pour respecter la franchise de bagages autorisée.

Daudet et Bergson : difficile de trouver plus différents voire éloignés dans la littérature française, sinon par les dates, puisque presque contemporains. Pourtant ils se rejoignent sur un point, et si je ne les avais lus ensemble et en Océanie, cette similitude je ne l’aurais certainement pas remarquée : ils furent imprégnés de l’idéologie colonialiste et raciste de la IIIe République conquérante et impérialiste.

Alphonse DaudetBien sûr, Alphonse Daudet est un remarquable écrivain, et il me semble d’ailleurs dommage qu’il soit actuellement sous-estimé par ceux qui font l’opinion littéraire au collège, à l’université, dans les médias. Car ses Lettres de mon moulin, les Contes du lundi, ou Le Petit Chose, Numa Roumestan : mœurs parisiennes et Tartarin de Tarascon ne sont pas que des nouvelles ou romans faciles et pour enfants : ils sont magnifiquement écrits et n’ont pas pris une ride.

Mais Tartarin, justement ! Si le premier épisode de 1870, Tartarin de Tarascon, est un bijou de descriptions, de psychologie et de tournures de langue, si le deuxième en 1895, Tartarin sur les Alpes, même s’il est en-deçà, reste amusant et agréable, le troisième, livré en 1890, Port-Tarascon : dernières aventures de l’illustre Tartarin, est imbuvable. La première partie se traîne et la seconde, lorsque Tartarin arrive à Port-Tarascon (sur une île du Pacifique qui n’est pas nommée mais qui peut ressembler à Futuna) est absolument insupportable aujourd’hui : les clichés racistes sont presque tous là, sous le couvert d’un « humour » consternant.

Henri BergsonHenri Bergson, lui, peut-on le soupçonner de grossièreté, ce modèle du philosophe français fin, nuancé, éclairé et qui consacre toute sa lucidité à se tenir à l’écart des idéologies, préjugés et idées reçues ? Pourtant, pourtant, lisez ses discours de distribution des prix, certes de débutant, mais qui révèlent un personnage un peu infatué de son statut social de professeur. Lisez par exemple son discours du 30 juillet 1885 (repris en 1892) sur La Politesse et ce passage, juste un seul :

« Quelques-uns s’imaginent que la politesse consiste à savoir saluer, entrer, sortir, s’asseoir, et à observer, en toute circonstance, les préceptes si complaisamment énumérés dans les codes de la civilité puérile et honnête. Si c’était là toute la politesse, beaucoup de sauvages pourraient se croire plus polis que nous, car la complication de leur cérémonial fait l’étonnement des voyageurs. (…) Les gens les plus civils ne sont donc pas toujours les plus civilisés. »

Oui vous avez bien lu et évidemment bien compris : les sauvages peuvent être plus civils que nous, puisque leurs cérémonials sont plus compliqués, mais ils sont et demeurent moins civilisés. Cette haute civilisation de Bergson allait accoucher 22 ans plus tard de la plus effroyable boucherie que la Terre ait jamais connue. Civilisation qui conduira alors le philosophe bien français à contribuer au nationalisme guerrier, en vantant subtilement mais incontestablement, par exemple dans La philosophie française de 1915, la supériorité de notre philosophie, rationnelle et fondée sur la science, par rapport à celle de l’adversaire teuton.

J’accorderai néanmoins une excuse à Bergson : celle de n’avoir pas visité visité ces « sauvages » trop civils pour être civilisés : l’eût-il fait qu’il aurait alors ‑ je l’espère ‑ compris tout ce qu’il y a de profondément civilisé dans les « cérémonials » de ces indigènes.

18 janvier 2014