2014 01 09 : Grenouilles – Mo Yan

Mo Yan est un écrivain chinois très connu, puisque prix Nobel de littérature 2012 ; peu loquace (son pseudonyme signifie « celui qui ne parle pas ») mais si doué pour l’écriture qu’il me semble en lisant ses romans connaître son pays comme si j’y étais : c’est évidemment un indice qui ne trompe pas quant au talent littéraire… Et quelle langue ! Truculent, tantôt subtil, tantôt trivial comme Rabelais ; mais la symbolique, le merveilleux ou l’onirique traversent ses récits les plus réalistes au moment où l’on ne les attend pas.

Mo YanSon roman Grenouilles est constitué d’épisodes du planning de contrôle des naissances, picaresques mais sans doute réels, qui rythmèrent la vie d’une commune populaire du nord de la Chine dans la période correspondant à la vie de l’auteur, 1958 – 2009. Le refermant, la réflexion qui prolonge ma lecture ne porte pourtant pas sur sa verve, sa prolixité extraordinaire, ses personnages, ses situations, mais s’interroge sur la nature, la portée, l’avenir politique et l’efficacité concrète… des contestataires chinois actuels.

Mo Yan GrenouillesCar justement un des arguments de la critique, qui n’épargne pas Mo Yan depuis dix ans, dénonce qu’il n’est ni contestataire, ni dissident, ni victime de la censure, bref un écrivain persécuté qu’on pourrait poser en héros et ajouter à Grossman, Chalamov, Soljenitsyne, Maïakovski, Nabokov ; ou à Havel, Kundera, Vaculík ; ou à Kertész, ou encore à Andrzejewski… Non : Mo Yan n’a pratiquement pas souffert du totalitarisme culturel ni des vicissitudes politiques et sociales des 64 années pourtant tourmentées de la République populaire de Chine.

Cela tient, sans doute, d’abord à la nature du pouvoir : à la différence des dictatures obtuses du défunt bloc soviétique, le régime chinois est habile et il peut se targuer d’indéniables grands succès sociaux, politiques, économiques, qui contrebalancent ses grands défauts. Mo Yan le montre avec habileté et véracité, alors que nous, intellectuels occidentaux, avons presque toujours tendance à nous focaliser sur les tares du régime maoïste et post-maoïste, insupportables à notre idéologie libérale et démocratique. Il est très probable donc que le fossé n’est pas autant creusé entre le peuple chinois et sa caste dirigeante qu’il le fut entre les peuples d’URSS et la nomenklatura du PCUS.

Il me semble alors que Mo Yan est assez bien représentatif de l’attitude nuancée du peuple chinois envers ses institutions et ses dirigeants, opinion que de toute façon, par fierté patriotique, il n’expose que très peu devant les Occidentaux. Jugement réservé et discret, mais certainement ni servile, ni complice, ni inconditionnel.

A cet égard l’ironie subtilement critique de l’auteur est sans doute assez représentative de celle du Chinois actuel ; pratiquement à chaque page, des remarques faussement naïves, des propos finement allusifs, des situations retracées en forme de parabole, voire quelques piques fulgurantes, viennent pulvériser la façade du récit « neutre » et « conformiste ». Ainsi, vers la fin (4e partie, chapitre 8), une référence inattendue à Don Quichotte atteste non seulement de l’intérêt de la Chine pour les cultures et les personnages du monde entier, mais évoque un choix de personnages parfaitement ambivalents, bien dans la manière de Mo Yan…

9 janvier 2014